Entretien 

Denis Olivennes : « Editis doit être un grand groupe indépendant et libre »

Denis Olivennes - Photo OLIVIER DION

Denis Olivennes : « Editis doit être un grand groupe indépendant et libre »

Dans l'attente de la validation par la Commission européenne du rachat d'Editis par Daniel Kretinsky, qui devrait intervenir dans le courant du mois d'octobre, Denis Olivennes, promis à la présidence du deuxième groupe d'édition français, se livre. À bientôt 63 ans, ce dirigeant de sociétés et éminence grise d'hommes d'affaires devrait pour la première fois piloter le destin d'un géant du livre. Jusqu'à récemment, ce « dévoreur de littérature » concluait ses émissions consacrées aux livres sur Public Sénat par ces mots : « À la semaine prochaine sauf si, d'ici-là, nous nous croisons dans une librairie. » Prémonitoire. Pour Livres Hebdo, il partage sa vision d'Editis, sa méthode et son admiration pour la filière. 

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Par Jacques Braunstein et Éric Dupuy, Photos Olivier Dion
Créé le 03.09.2023 à 18h00 ,
Mis à jour le 04.09.2023 à 09h21

Livres Hebdo : Quelles sont vos casquettes actuellement ?

Denis Olivennes : Je suis le président non exécutif du groupe CMI et le président de la société propriétaire du journal Libération. Je conseille en parallèle Daniel Kretinsky sur toutes ses opérations en France et c'est ainsi nous avons imaginé l'acquisition d'Editis pour construire un groupe français conséquent dans l'industrie des contenus. Il y aurait donc demain, si la Commission valide l'opération Editis, une branche média, une branche édition et, si l'occasion se présentait, une branche télévision. C'est une stratégie qui n'a rien de très original, qui a été celle de Jean-Luc Lagardère en France ou de Bertelsmann en Allemagne...

L'objectif est-il de faire d'Editis un « mastodonte » capable de se développer à l'international ?

L'expérience du monde des contenus, dans le cinéma, la musique et l'édition montre qu'il faut (et qu'il y a de la place pour) une certaine diversité de l'écosystème avec des grands groupes intégrés, des groupes moyens et des petites maisons indépendantes. C'est la garantie du soutien des talents, de la diversité de l'offre et du pluralisme des opinions. Editis doit être un grand groupe indépendant et libre, aimé des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. Je ne dis pas que nous sommes contre l'idée de nous développer à l'international, mais ce n'est pas notre projet pour l'heure.

Votre parcours est singulier : après l'ENA, vous êtes entré en cabinet ministériel, puis à Air France, Canal+, la Fnac, Lagardère et enfin CMI... Quel est le fil conducteur de votre carrière ?

J'ai été formé pour être enseignant ou chercheur. J'avais néanmoins le goût de l'action. Je ne pouvais pas rester indifférent à ce qui se passait dans la société. J'étais très engagé à gauche. Le hasard d'une rencontre avec un grand homme, Simon Nora, a fait que j'ai passé l'ENA, suis entré à la Cour des comptes, et que j'ai fait du cabinet ministériel. Très vite, un doute s'est insinué quant à la voie que j'avais choisie. Je me disais - je ne le dirais pas aujourd'hui - que l'administration était inefficace et la politique cruelle. C'est par expériences successives que j'ai compris où était mon désir, comme diraient les psychanalystes. J'étais attiré par les contenus culturels et très vite je suis entré à Canal+. Ensuite, il y a eu cette bataille avec Jean-Marie Messier. J'étais au côté de Pierre Lescure, et François Pinault m'a proposé d'aller à la Fnac. J'y suis resté six ans. Puis Claude Perdriel m'a convaincu de venir au Nouvel Obs. C'est un type merveilleux mais, au bout de trois ans, j'ai compris que c'était son entreprise, et c'était très bien comme ça d'ailleurs. À ce moment-là, Arnaud Lagardère m'a proposé de diriger sa branche média. Dix ans après, il a choisi de la céder. La partie presse a été vendue à Daniel Kretinsky, que j'avais rencontré. Il m'a dit : « Je rachète si tu viens avec moi. » Ce n'était pourtant pas mon projet à l'époque. En parallèle, Patrick Drahi m'a annoncé : « Il faut sauver Libération. Est-ce que tu veux bien t'en occuper ? » C'est un choix de cœur, même si c'est un journal dont je ne partage pas toutes les opinions. Mais je considère que le paysage démocratique et le pluralisme français seraient menacés si Libération manquait. Je l'ai fait bien sûr avec l'accord de Daniel Kretinsky. Quelle est la constante de tout ça ? Je collabore avec des propriétaires que je respecte au service d'entre-prises qui concourent à la vie intellectuelle et culturelle, et dont la liberté et l'indépendance sont assurées.

Vous semblez être en mission lorsque vous acceptez un poste...

Quand j'étais jeune, j'étais attiré par le retournement d'une situation difficile. Plus je vieillis et plus j'aime l'idée de creuser un sillon. Ce que je préfère maintenant, c'est trouver les bonnes personnes, les mettre au bon endroit et développer leur talent et la société pour laquelle nous travaillons.

C'est la méthode Olivennes ?

Il n'y a pas de méthode Olivennes. Il existe en revanche deux façons de retourner la situation d'une entreprise : être l'homme providentiel en y mettant toute l'énergie possible, mais ce n'est pas durable, ou bien créer les conditions collectives de transformation portées par une équipe. Je crois au travail collectif. J'aime bien cette position de non-exécutif : vous aidez les gens à faire avancer le schmilblick.

Pour la première fois, vous devriez être à la tête d'un groupe d'édition. Quel éditeur serez-vous ?

Que les choses soient claires : je n'ai pas l'intention d'être un éditeur. J'admire l'édition depuis que j'ai 16-17 ans. Les hasards de l'existence m'ont permis de fréquenter de grands éditeurs d'ailleurs très différents de Pierre Nora à Christian Bourgois en passant par Jean-Claude Fasquelle ou Pierre Belfond. Je vois ce que c'est comme métier. J'ai rencontré des éditeurs pessimistes mais je n'ai jamais rencontré d'éditeur malheureux. Parce que c'est un métier qui donne du sens. Et dans lequel on conduit dix, vingt, trente nouveaux projets par an. C'est d'ailleurs pour cela sans doute qu'il existe des dynasties d'éditeurs : les enfants voient la vie extraordinaire de leurs parents et ils en rêvent à leur tour. C'est propre à ce monde-là, ces gens qui sont entrepreneurs d'un côté, éditeurs de l'autre et qui en plus sont capables de transmettre et de faire prospérer leur héritage. J'ai une immense admiration pour Antoine Gallimard, Francis Esménard, Françoise Nyssen, Vincent Montagne ou les Lafon père et fille... Cela me fascine ! J'ai aussi de l'admiration pour les patrons comme Alain Kouck ou Arnaud Nourry. Mais ce n'est pas la même chose. Eux ne sont pas éditeurs. Je pense qu'il faut distinguer la gestion des groupes et les éditeurs. Je ne serai pas dans cette seconde catégorie. Je ne vais pas lire des manuscrits ni m'occuper des auteurs : cela demande un talent et une expérience que je n'ai pas. Il est sage de savoir rester à sa place ! En revanche, dans une position de chairman, je vais tenter d'aider à piloter le groupe. Et je pense d'ailleurs que les maisons d'édition et leurs patrons doivent être en avant par rapport au groupe. Le groupe, on ne doit pas en entendre parler : il doit donner des balles neuves et faire en sorte que les éditeurs soient à même de faire leur métier le mieux possible. Le groupe doit servir les éditeurs et les éditeurs doivent servir les auteurs. 

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Denis Olivennes, le 6 juillet, dans les locaux de Livres Hebdo.- Photo OLIVIER DION

Comment percevez-vous le marché du livre actuellement ?

Les secteurs de l'industrie culturelle ont connu non pas un choc mais un typhon à la suite de la digitalisation, avec une courbe descendante dramatique suivie, dans certains secteurs, d'une remontée. Je me suis souvent demandé pourquoi le livre avait résisté mieux que les autres. Mon hypothèse, c'est que la révolution numérique apporte une commodité : vous regardez Netflix sur votre téléphone au lieu d'aller au cinéma. Mais le livre est un objet nomade par essence, notamment avec le livre de poche. À la Fnac, quelqu'un m'avait vendu les vertus du ebook à son début. Il m'avait dit : « C'est génial ! Vous pouvez partir en vacances et emporter 5 000 titres ! » Je lui ai demandé ce qu'il voulait que je fasse de 5 000 livres en vacances... Le livre est naturellement commode d'usage.

Daniel Kretinsky, qui s'est porté acquéreur de 25 % de la Fnac et qui se propose aujourd'hui de recapitaliser Casino, n'est-il pas finalement plus intéressé par la distribution que par l'édition ?

Daniel Kretinsky est un industriel et non un financier. Il a construit en vingt ans le 5e groupe énergétique européen, dans lequel d'ailleurs le charbon est marginal. Contrairement à ce qu'on écrit, c'est le gaz qui est important et puis les -renouvelables. Il dirige un groupe qui fait 38 milliards de chiffre d'affaires et qui vaut 40 milliards. Son groupe génère 4,5 milliards de résultat opérationnel tous les ans et sa capacité de développement dans l'énergie est désormais plus limitée. Il pourrait acheter des hôtels, faire de l'immobilier. Mais comme c'est un industriel, non, il a décidé de se diversifier et de créer une seconde division industrielle dans le retail (la distribution, le commerce de détail, ndlr) et une troisième d'ailleurs, dans la logistique. Pourquoi ces deux domaines ? Parce que, exactement comme dans l'énergie, il investit dans des secteurs que les autres imaginent en mauvaise passe. Donc dans lesquels les prix d'acquisition sont faibles. Lui pense qu'ils ont de l'avenir parce qu'ils répondent à des besoins essentiels et immuables. Il est entré dans l'énergie à contrecycle. Là, il entre dans le retail à contrecycle. Il veut construire un groupe européen, je ne sais pas si ce sera le cinquième, le troisième, le premier... Mais il se donne quinze ou vingt ans pour faire ça, comme il l'a fait pour l'énergie. Comment s'y prend-il ? C'est un esprit supérieur, il a le goût des maths et c'est un garçon sérieux, il entre comme actionnaire minoritaire, il observe, il apprend. Et si l'activité lui paraît raisonnable, et que l'occasion d'y augmenter sa participation se présente, il la saisit. C'est ce qu'il a fait avec Metro, c'est ce qu'il fait avec Casino, il le fait en Espagne, il le fait en Angleterre... Par ailleurs, Daniel investit dans la presse et dans l'édition, c'est un investissement d'une autre nature, citoyen. Et les montants ne sont pas comparables. Il fait ça parce qu'il vient d'une famille d'intellectuels, qu'il aime le livre, qu'il aime la presse. Il est cultivé, il assume son héritage des valeurs humanistes de la vieille Europe.

L'idée que Daniel Kretinsky puisse détenir la Fnac et Editis pose question pour bon nombre d'acteurs de la filière...

À la Fnac, il est dans une position minoritaire, il s'est engagé à ne pas franchir le seuil de 30 % dans les mois qui viennent. Peut-être qu'un jour les choses changeront. C'est alors pour la Fnac que la question se posera. On n'en est pas là. En toute hypothèse, le rapprochement entre deux entreprises dont aucune n'a plus de 30 % de parts sur le marché du livre ne pose pas de problème de concentration verticale. 

En Tchéquie, il s'est désengagé de l'édition assez vite...

Il a été appelé par un de ses partenaires pour acheter un groupe d'édition, et le partenaire était l'opérateur. Et puis son partenaire a eu envie d'en prendre 100 %. Comme c'est un homme de parole, il lui a revendu sa participation.

Comptez-vous siéger au Syndicat national de l'édition ?

Je n'ai pas examiné la question mais je crois qu'Editis dispose de deux sièges. Ce qui permettrait à un non-exécutif et à un directeur exécutif d'y être tous les deux. L'édition est un métier ancien, il a ses us et coutumes, il faut les respecter avec humilité.

Lire : Daniel Kretinsky : dans les pas de Jean-Luc Lagardère

Et comment défendrez-vous les auteurs ?

J'ai fait il y a quinze ans un rapport en défense du droit -d'auteur à l'heure du numérique qui m'a valu à l'époque bien des ennuis et qui a débouché sur la loi Hadopi. J'avais commencé lorsqu'il était question de la licence globale dont le projet était de broyer le droit d'auteur. J'ai écrit un livre qui s'appelait La gratuité, c'est le vol (Grasset, 2007) qui visait à défendre la juste rémunération des auteurs. Même les tenants les plus radicaux du libéralisme, défenseurs échevelés de l'économie de marché sauvage, devraient défendre le droit d'auteur car c'est la plus forte incitation qui soit à produire des œuvres. 

Faudra-t-il réinjecter de l'argent dans Editis pour assurer sa pérennité et son développement ?

Le plan d'affaires avec son résultat permet à Editis de soutenir ses investissements, ainsi que sa dette. En revanche, si demain Editis devait faire une acquisition, il faudrait un concours de son actionnaire. Et il y est prêt. C'est un investisseur de long terme, comme il l'a démontré dans le passé. Même si je sais bien qu'on a souvent dit ça aux équipes d'Editis et que des investisseurs sont partis au bout de cinq ans. Daniel est dans Editis pour longtemps, comme partout où il s'engage.

Vous parlez d'acquisitions mais Editis, c'est aujourd'hui 54 maisons. N'est-ce pas déjà beaucoup ?

Ce qui me paraît évident, c'est qu'il faut que les maisons soient d'une certaine taille. Je me souviens du modèle d'Alain Kouck, qui était quelqu'un de remarquable, et qui a construit l'Editis d'aujourd'hui. Il avait fait 4 ou 5 constellations avec une grande maison et autour d'elle, des maisons de moindre importance. Chaque patron de ces systèmes solaires pouvait gérer la diversité de ses différents labels. C'est très intelligent. Mais le petit défaut c'est que, faute d'être personnalisées, certaines de ces maisons s'étiolaient.

Doit-on s'attendre à des transferts d'éditeurs, comme votre ami proche Olivier Nora par exemple, dès votre prise de contrôle d'Editis ?

Le développement d'un grand groupe implique d'être une force d'attraction pour les auteurs et les éditeurs... Olivier Nora est un très grand éditeur, un très grand bonhomme et un très grand ami. Mais il est attaché à Grasset. Évidemment, s'il changeait d'avis...

On connaîtra tôt ou tard le montant d'acquisition d'Editis, estimé entre 400 et 600 millions d'euros. Pouvez-vous nous le révéler ?

Nous avons acheté Editis à son juste prix.

Bio : en dates 

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