«Compter les femmes pour que les femmes comptent. » L'universitaire canadienne Lori Saint-Martin (1), avec cette formule écrite à l'occasion d'une analyse de la réception critique minorisée de la littérature produite par des femmes, signale avec force l'importance d'objectiver quantitativement et qualitativement les discriminations de genre dans les professions culturelles.
Depuis trois ou quatre décennies, cette objectivation a été décisive afin d'étayer la revendication d'une parité des salaires et des carrières dans les métiers de la culture (2). En France, le poids des politiques publiques d'État confère aux administrations un rôle essentiel pour l'établissement de diagnostics réguliers de ces inégalités.
Quand bien même, les années de forte effervescence que furent les septennats de Jack Lang au ministère de la Culture se singularisent par l'absence de prise en compte des questions de parité dans les milieux culturels (3).
Où en sommes-nous aujourd'hui ? Au moment où, à l'image d'autres domaines, les mobilisations anciennes contre ces inégalités entre les femmes et les hommes dans les professions culturelles sont renforcées par celles nées des affaires de violences sexistes et sexuelles (4) ?
L'étude publiée par le DEPS-doc du ministère de la Culture en 2021 confirme une tendance de long terme caractérisée par de fortes inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes au sein des secteurs culturels (5).
La croissance du taux d'activité féminine que connaît la société française depuis les années 1960, et le lent mouvement similaire dans les arts, la culture et la communication, aboutit aujourd'hui à ce que la proportion d'actives dans ce secteur atteint une quasi-parité, à 48 %. Il faut néanmoins souligner que la part d'actives est supérieure pour les professions littéraires (52 %) et pour le secteur du livre dans son ensemble (64%). Les actifs des professions culturelles se distinguent aussi par un niveau de qualification supérieur (51 % au niveau bac +3, ou plus, contre 25 %).
Les femmes étant surqualifiées par rapport aux hommes puisque 50 % des actives sont diplômées du supérieur contre 40 % des actifs. Inévitablement, ces constats rendent les inégalités de salaires et de carrières d'autant plus saillantes. Pour les femmes, les salaires moyens sont sensiblement plus bas : on atteint un différentiel de 26 % pour la catégorie des cadres. La proportion des femmes à la direction des plus grandes entreprises du secteur du livre en France atteint seulement 16 % pour la période, 2014-2017. Pour la bande dessinée, plus industrialisée, cette part atteint 1 %
Ces dissymétries relevant d'une domination masculine induisent des relations de pouvoir défavorables aux femmes. Elles conditionnent les violences sexistes et sexuelles. D'autant plus que cette discrimination se décline à tous les instants des carrières des actives : sur-sélection et moindre rémunération à l'entrée, moindre évolution de carrière, statuts d'emploi plus souvent précaires, formation moins rentable, invisibilisation du travail... Des réalités qui interrogent l'engouement que les métiers du livre suscitent.
Le plus beau métier du monde et son envers
Aujourd'hui, aucune histoire de l'édition ne pourrait ignorer ces normes de genre et leurs effets négatifs pour des femmes pourtant majoritaires dans les entreprises de la filière. Plus avant encore, ces inégalités de genre également établies par les spécialistes de l'édition aux États-Unis devront conduire à questionner le redoublement de ces plafonds de verre pour les autres minorités. Posons quelques hypothèses afin d'éclairer cette contradiction, caractérisée entre une attractivité indéniable et des conditions d'exercice dégradées de manière systémique. Évoquons d'abord la plus évidente : le prestige associé à l'édition et au livre. Dont l'un des ressorts est la célébration de ses héros, les éditeurs, et de leurs relations, magiques, avec les auteurs.
Inégalités hommes-femmes en chiffres
Le livre, son rôle dans l'entretien d'une culture légitime, nationale (et scolaire), contre lequel la moindre atteinte est inadmissible, appartient à une mythologie savamment entretenue. Le secteur de l'édition est doté d'une influence sans commune mesure avec son poids économique effectif. L'habitus professionnel de la filière est concentré sur les formats des livres, leurs supports, leurs contenus et leurs destinations finales, d'une importance sociale majeure, les lectorats. Plusieurs tomes, même sur papier bible, ne suffiraient pas à établir une anthologie de ces sublimations. L'économie du succès, de la singularité, du talent qui est au cœur de la production de la valeur renforcent les tendances élitistes de la corporation, au détriment d'une réflexion sur les conditions réelles de production. Avec Édition : l'envers du décor, un essai d'autant plus remarquable qu'unique pour son propos réaliste sur l'édition d'aujourd'hui, Martine Prosper, éditrice et syndicaliste, avait posé l'essentiel de ces constats : « On se retrouve donc dans la situation paradoxale d'une profession, fière de son savoir-faire et de son prestige, qui dévalorise son cœur de métier, et, par là même, hypothèque son propre avenir... (6) »
En effet, les fonctions éditoriales, soumises à une forte concurrence qui limite les mobilités, sont les moins bien rémunérées (- 20 %) de la filière, par rapport à celles des salariés des autres fonctions (comptables, juridiques, marketing..., dont les effectifs, par ailleurs, sont bien plus importants).
Le désenchantement des mondes éditoriaux
Les assignations de genre dans les discours publics du secteur de l'édition sont une réalité facile à documenter. Une certaine prise de conscience, certes relative, semble s'inscrire à l'agenda de la corporation. La mise en récit des pratiques éditoriales peut véhiculer des clivages de genre, et une naturalisation des qualités qui, pour être une réalité des découpages professionnels en place, n'en sont pas moins liées à des représentations construites sur des arbitraires.
Aujourd'hui, il est moins probable qu'à l'occasion de ses mémoires un grand patron de l'édition décrive ainsi ses secrétaires : une « ravissante blonde aux yeux bleus » et une « belle brune au regard tendre et luisant » (7). Livres Hebdo en mars 1985 publiait un article titré, « Le représentant de demain... Quel homme ! » Il pointe des éléments importants concernant l'ensemble des métiers de l'édition : crise économique, mutations technologiques, évolutions des marchés de la culture qui ont rendu nécessaire l'avènement de représentants, « professionnels de la communication qui devront être organisés et rigoureux » (8).
Un solide dossier de presse pourrait être rassemblé autour du thème de la fabrication des oppositions entre les hommes de la distribution et de la diffusion et les rôles féminins assignés aux attachées de presse, dont le maternage des auteurs et des autrices. L'effervescence des années 1968 avait conduit à des grèves inédites chez certains éditeurs, puis chez Hachette en 1969, et à des réflexions sur des modèles alternatifs afin de rompre avec l'inégalité des relations auteurs/autrices-éditeurs/éditrices. S'agissait-il d'un début de rupture avec un paternalisme patronal bien ancré ? Régine Deforges fonde en 1967 « L'Or du Temps » et elle se souviendra qu'« au début certains croyaient que je n'étais qu'un prête-nom de Jean-Jacques Pauvert, une femme de paille! » (9).
Aux effets de ces luttes incarnées succède une séquence bien connue : un mouvement de rationalisation des professions et des procédés éditoriaux (10). Sans rupture, un secteur vantant la difficulté d'établir des règles, son refus des organigrammes, se recompose sous les effets cumulatifs des concentrations d'entreprises et de l'arrivée de nouveaux profils de dirigeants et de dirigeantes, de la massification de la commercialisation, de la formalisation des compétences (Asfored, 1972), de l'informatisation, de la comptabilité analytique et du contrôle de gestion, de l'externalisation, des outils marketing...
L'internationalisation des échanges contribue aussi à une compétitivité accrue et une diversification de la production des éditeurs généralistes. Des manuels, bien plus épais que leurs prédécesseurs, formaliseront l'ensemble de ces Pratiques et métiers de l'édition (11). Les verdicts financiers sont de plus en plus reconnus et admis, même s'ils sont débattus. Sans parler d'une nouvelle ère, il faut constater une systématisation de tout un régime entrepreneurial.
La question des quotas
À l'orée de cette période, la visibilité des éditrices croît. En 1987, à l'occasion d'un débat titré « Profession : éditrice », parmi les professionnelles invitées, Odile Jacob mettra en avant son « besoin de reconnaissance » en se demandant « pourquoi n'y a-t-il pas aujourd'hui une femme n°1 dans l'édition? » (12) Le périmètre des fonctions de longue date assigné à celles-ci (iconographie, fabrication, service de presse, gestion des droits, agente littéraire...), s'étend vers les responsabilités de directions d'entreprises, de filiales ou de départements, et la création de collections. Cela s'expliquerait notamment par la quête d'un personnel qualifié avec des salaires plus faibles (13).
Si cette faiblesse relative des salaires des actives de l'édition remonte à la fin du XIXe siècle, le nombre de femmes au sein de l'encadrement et au sommet de l'édition s'accroît. À l'image d'autres domaines, la branche s'est saisie des différences salariales et d'exercice des métiers avec la signature entre le SNE et les syndicats d'accords d'égalité professionnelle entre femmes et les hommes (2012 et 2013). Peu avant, Teresa Cremisi, alors PDG de Flammarion, récuse l'argument d'une dévalorisation professionnelle engendrée par une présence dorénavant majoritaire des femmes. Toutefois, plus les chiffres d'affaires des entreprises éditoriales sont élevés, moins les dirigeantes sont nombreuses. Faut-il instaurer des quotas ? Longtemps réticente, l'éditrice admet « une position moins raide, et peut-être moins logique » : des quotas pourraient être nécessaires durant « une période de transition » de 10 à 15 ans afin de donner « un coup d'accélérateur à l'égalité hommes-femmes » (14). Hypothèse audacieuse, voire iconoclaste, d'une figure tutélaire du milieu éditorial, dont le mérite est aussi de signaler l'urgence de cette question salariale.
Plus récemment, une « vitrification » (15) des recrutements durant une certaine période (Sophie de Closets, PDG de Fayard), a abouti à de nombreux recrutements de dirigeantes, surdiplômées et dont une majorité revendique des formations commerciales. La dynamique serait-elle ponctuelle ? Au printemps 2020, on peut lire dans L'Express, que l'édition deviendrait « l'empire des femmes », car « d'audacieuses figures, en majorité quarantenaire, ont opéré une véritable razzia sur les postes de directions » (16).
Toutefois, le compte n'y est pas. Les salaires des femmes, de l'encadrement et des autres échelons, demeurent inférieurs. En 2010, pour Sylvie Goulée, alors représentante chez Volumen, « Le métier s'est féminisé avec la précarisation salariale » (17).
Les réussites des grandes figures, dont Teresa Cremisi ou Béatrice Duval, puis l'attention portée à celles plus récentes de Sophie de Closets (Fayard), d'Anna Pawlovitch (Albin Michel), Véronique Cardi (Lattès)... et plusieurs autres feront-elles bouger les lignes de manière sensible ? En reprenant l'analyse de la sociologue Yacinthe Ravet pour les cheffes d'orchestre, ultra-minoritaires, pour l'édition aussi, on peut dire que « le temps des pionnières n'est pas révolu ! »
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Hervé Serry est sociologue au CNRS, spécialiste de l'édition et de l'histoire intellectuelle et culturelle. Il a notamment publié « Un siècle de commercialisation du livre » dans Alban Cerisier, Pascal Fouché (dir.), Gallimard, un siècle d'édition (Gallimard, 2011)