Un million six cent mille exemplaires vendus en deux mois pour Le papyrus de César, un million en deux ans pour Le charme discret de l’intestin : les chiffres du volume 36 des aventures d’Astérix et ceux de l’essai de Giulia Enders illustrent parfaitement la différence de nature entre un best-seller et son faux jumeau, le long-seller. La courbe des ventes du premier ressemble à une falaise, celle du second grimpe comme une belle route de montagne. Le best-seller est connu, attendu, marketé comme un succès évident, et jugé décevant s’il reste en deçà de ses ambitieux objectifs. Le long-seller sort de nulle part, est publié dans le relatif anonymat du flot des nouveautés, dont il émerge comme une bonne surprise pour son éditeur, les libraires et les lecteurs.
Curiosité amusée
Les analyses a posteriori apportent quelques éléments de compréhension mais jamais d’explication déterminante, sinon les éditeurs ne publieraient plus que des best-sellers. Les statistiques de recherches sur Google montrent que les Allemands se montrent bien plus préoccupés par leur intestin que les Français : il apparaît donc cohérent qu’un succès comme celui de Giulia Enders ait d’abord émergé outre-Rhin, éveillant une curiosité amusée ailleurs, avant que les qualités propres de l’ouvrage ne soulèvent l’intérêt réel de lectorats très différents.
Avec Millénium, Actes Sud avait déjà réussi un exploit dans un genre dont les codes sont toutefois plus internationaux. Publié en juin 2006, le premier tome du thriller de Stieg Larsson, un Suédois inconnu, décédé en 2004, avait démarré doucement (14 000 exemplaires la première année), avant de décoller l’année suivante (166 000 exemplaires), puis de vraiment s’emballer en 2008 (576 000 exemplaires), et de redescendre tranquillement pendant trois ans, toujours en grand format (1,2 million d’exemplaires au total). Les deux volumes suivants ont affiché des évolutions similaires dans la durée, à 1 million d’exemplaires. Le poche s’est inscrit en deçà.
Avec La couleur des sentiments de l’Américaine Kathryn Stockett, publié par sa filiale Jaqueline Chambon, le groupe Actes Sud a inscrit une performance similaire, à 753 000 exemplaires en grand format vendus de 2010 à 2012. Babel, la filiale poche d’Actes Sud, a signé un autre succès tranquille avec Le mec de la tombe d’à côté de Katarina Mazetti, une histoire d’amour au cimetière traduite du suédois et publiée initialement par Gaïa, une petite maison basée dans les Landes : 840 000 ventes en six ans, de 2009 à 2014, avec un pic en 2011.
Une exploration non exhaustive d’une décennie de palmarès des meilleures ventes de Livres Hebdo fait ressortir d’autres long-sellers en littérature française. Anna Gavalda, un peu moins présente aujourd’hui, s’était installée durablement dans le tableau des romans, et surtout des poches : Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, son premier recueil de nouvelles publié au Dilettante en 1999 puis repris chez J’ai lu, s’est vendu à 1,2 million d’exemplaires de 2003 à 2011, avec un sommet en 2005 et 2006. Ses autres grands succès (Je l’aimais, Ensemble, c’est tout) étaient plus prévisibles, mais ils se sont installés aussi dans la durée (respectivement 1,1 million et 1,3 million d’exemplaires sur la même période). Marc Levy (Robert Laffont/Pocket) et Guillaume Musso (XO/Pocket) ont fonctionné de la même façon après un succès initial qui les a placés dans les meilleures ventes poche des années 2005 à 2010, passant ensuite au statut d’auteurs de best-sellers attendus. Presque à la même période, Katherine Pancol (Albin Michel/Le Livre de poche) suit la même tendance avec sa trilogie familiale qui reste dans les meilleures ventes de 2006 à 2012 (avec le poche).
A bas bruit
Chez Gallimard, L’élégance du hérisson, deuxième roman de Muriel Barbery, révélée par l’histoire d’une concierge secrètement philosophe démasquée par une gamine surdouée, s’inscrit plutôt dans ces surprises d’abord révélées à bas bruit, puis bien établies : le roman s’est vendu à 1,1 million d’exemplaires en grand format, de 2006 à 2009, suivis de 727 000 exemplaires chez Folio (2009-2010, pour l’essentiel).
On peut multiplier les exemples, et dans des secteurs très différents. L’acteur Lorànt Deutsch a su faire partager sa passion de l’histoire de Paris avec Métronome, publié chez Michel Lafon : le premier titre a atteint 933 000 exemplaires de 2009 à 2012, avec un pic en 2010. Dans un tout autre registre, Indignez-vous ! de Stéphane Hessel a fait le bonheur de son éditeur, Indigène, qui en a vendu 2,5 millions d’exemplaires de 2010 à 2013, mais avec un raz de marée en 2011 (1,6 million de volumes). Le prix très bas (3 euros), le texte très court (30 pages) en font toutefois plus un manifeste qu’un livre, qui s’écoule encore à 10 000 unités par an. Tout aussi discrètement, Matin brun, la nouvelle (10 pages, 2 euros) de Franck Pavloff publiée fin 1998 chez Cheyne, circule comme un témoin de l’inquiétude face à l’extrême droite, de 40 000 à 50 000 exemplaires par an. Mais le long-seller qui a changé le monde de l’édition en France est assurément La Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand, publié chez La Martinière en 1999, et vendu à près de 3,5 millions d’exemplaires selon son auteur. Fort de ce succès, et avec le soutien de la famille propriétaire de Chanel, son éditeur avait racheté le Seuil en 2004, à la surprise générale.