Il faut d'abord saluer l'enquête ! Sa méticulosité, sa précision. Il y a là comme une sorte de défi à vouloir tout recueillir, tout classer, tout comprendre d'une vie exemplaire. Comme si rien ne pouvait être lâché, laissé à la froide solitude des temps passés. En Russie, en Ukraine, en Israël, Myriam Anissimov a suivi pendant cinq ans les traces de Vassili Grossman (1905-1964). Il fut l'homme par qui le scandale est arrivé en révélant au monde la barbarie du régime soviétique, comparable dans ses effets dévastateurs, mais pas dans ses intentions, à celle du régime nazi.
Vie et destin ne fut pas qu'un livre. C'est un monument élevé à la douleur des hommes, des femmes et des enfants qui ont souffert de ces politiques cruelles et exterminatrices. D'ailleurs, lorsque l'ouvrage fut saisi par le KGB, Grossman développa un cancer. "Grossman mourut trois ans après l'arrestation de son livre. »
Et pourtant, il y avait cru à cette révolution ! Lui, le Juif ukrainien marxiste, qui n'imaginait pas qu'il allait subir les foudres du totalitarisme et de la haine. Il aura vu l'extermination par la famine, les déportations, les purges, la Grande Terreur. Staline voulait faire des écrivains des "ingénieurs des âmes". Eh bien, allons-y ! Grossman se soumit comme tant d'autres, jusqu'au choc de Stalingrad, la bataille contre les nazis, le moment où le peuple russe montra sa détermination et son courage. Ce n'était pas Staline qui les guidait, mais la liberté.
La romancière Myriam Anissimov, déjà biographe de Primo Levi et de Romain Gary, saisit bien l'évolution de cet immense témoin d'un non moins immense cataclysme. C'est aussi l'histoire d'un livre, Vie et destin, roman-vie sur la société soviétique dont la bataille de Stalingrad sert de toile de fond, un chef-d'oeuvre auquel Grossman avait tant travaillé et qui ne paraîtra, en russe et à Lausanne, qu'en 1980, seize ans après sa mort, révélant la force d'un écrivain que l'on place aujourd'hui au niveau d'un Tolstoï.
Comme Primo Levi, Grossman est chimiste à l'origine. Sa formation scientifique lui donne le sens de la rigueur. "Des phrases simples, lapidaires, qui donnent à voir", écrit Myriam Anissimov. Un style qui éclate lorsqu'il est correspondant de guerre. Il décrit la mort sous son jour quotidien, les crimes des Einsatzgruppen en Ukraine, l'assassinat des Juifs. Il veut tout voir, tout dire, jusqu'à l'innommable. Il s'agit pour lui d'une responsabilité morale, d'une mise en garde contre tous ceux qui promettent un avenir meilleur avant de devenir dictateur.
L'"écrivain lieutenant-colonel Grossman" parrainé par Gorki finira surveillé et pauvre. Commencé sous Staline et achevé sous Khrouchtchev, Vie et destin sera publié en français chez Julliard en 1983 et sept ans plus tard en Russie, après la chute du mur de Berlin. Myriam Anissimov raconte tout cela et beaucoup d'autres choses encore dans cette biographie qui est aussi un livre d'histoire : le portrait psychologique d'un homme, l'analyse d'une oeuvre et la peinture d'une époque.