Une femme seule, une étrangère face à d'autres femmes, confrontée aux rites et aux codes d'une communauté fermée... : dans Sept pierres pour la femme adultère (Folio), Vénus Khoury-Ghata avait déjà mis en scène ce choc culturel. Dans Le facteur des Abruzzes, l'héroïne, Laure, arrive en plein été en Italie à Malaterra, dernier lieu de recherche de son généticien de mari, Luc, mort dans ce village reculé dix ans plus tôt. Sur place, au cours de la quinzaine de séjours qu'il avait effectués, il avait prélevé le sang des habitants, majoritairement des descendants d'Albanais partageant le même groupe sanguin : O négatif. Après le décès du biologiste, éprouvettes, relevés et observations sont restés sans analyse et sa veuve s'est donc donné pour mission de retourner sur les lieux pour recopier là-bas ces notes inexploitées, comme elle le faisait autrefois.
Installée dans une maison sur les hauteurs, à l'écart du bourg, les habitants ayant pris leurs quartiers d'été plus bas dans la vallée, elle est la femme du "medico". Une famille de chats lui tient compagnie. Et elle reçoit la visite nocturne et régulière d'un ours familier, Nono, inoffensif aux dires des autochtones. Cette femme entre deux âges, solitaire et inactive, qui ne parvient même pas à mener à bien son projet de départ, intrigue et détonne parmi ces villageois vivant en autarcie qu'elle va peu à peu apprendre à connaître. Grâce à Yussuf, le facteur qui a passé plusieurs années en prison, à travers les récits du libraire kosovar Ismaël ou du boulanger Mourad, Laure descend dans "l'enfer de Malaterra" et de ses secrets, découvrant le drame qui a endeuillé la communauté trente ans plus tôt quand une fille "déshonorée" a été retrouvée pendue. Le présumé coupable doit son surnom - "l'Australien" - à sa fuite pour échapper à la vengeance de la mère, Helena. Car, depuis, "la dette de sang" court et la vieille femme attend, le fusil chargé, le retour du violeur pour laver la faute. Quant à Laure, en Eurydice moderne sur les traces de son Orphée, elle voit se révéler un autre Luc, un "Luka" plus vivant, lorsque le choeur des veuves du village réanime son fantôme, que dans ses propres souvenirs en même temps qu'elle découvre le lien profond de son mari avec cette communauté d'exilés.
Grand prix de l'Académie française en 2009, Vénus Khoury-Ghata, qui a dédié ce roman à sa fille Yasmine Ghata, elle-même écrivaine, écrit des tragédies en forme de contes poétiques qui embrassent toutes les grandes passions humaines. Un monde âpre de ruines et de sang, où l'on prédit la mort dans le marc de café, où la honte et les rancunes sont éternelles et où viols, meurtres et bannissements font l'ordinaire brutal des destins.