A un moment, Mona, l’héroïne du roman de Sacha Sperling - la "petite fille", c’est elle - et l’une des voix de cette histoire polyphonique, confie : "Je suis le rêve américain, du sperme plein la gueule. Je suis riche. Comme un rappeur. Comme un homme d’affaires. Le compte en banque de Donald Trump et la bouche de Donald Duck." Terrible lucidité, chez cette jeune fille même pas majeure. Le jour de ses 18 ans, elle a "un plan" pour faire sauter le système dont elle a accepté de profiter, quitte à se détruire. Afin d’échapper à son épouvantable milieu d’origine, elle est devenue "digital girl" à Los Angeles, une star du porno sur Internet, fidélisant plus d’un million d’abonnés. Payants, bien sûr.
Mona, ado latino de Paradise Hills, banlieue pourrie de San Diego, est née avec pour seul horizon la misère, la prostitution, la drogue. Elevée par Mel, plus ou moins prostituée, son copain Mike, un parasite violent et pervers qui rêve de coucher avec sa "belle-fille", dépucelée par Chris, un gros dealer d’herbe. Mais "il est beau", se justifie-t-elle. Elle est aussi la maîtresse de Joe, un agent immobilier de 40 ans qui va tomber pathologiquement amoureux d’elle et jouera un rôle involontaire, à la fin, dans son fameux "plan".
A 16 ans, donc, Mona fugue de chez elle, pour L. A. Elle trompe son "amie" Kim, lui volant ses papiers, son identité et son apparence : adieu ses boucles brunes, elle se teint en blonde, met à ses yeux des lentilles bleu clair. Il ne lui reste plus qu’à attendre sa chance. Et comme on est aux Etats-Unis, celle-ci ne tarde pas. Kim, ex-Mona rebaptisée Holly, rencontre un trio de producteurs juifs de films pornos sur le Web, dont le business est déjà florissant, mais qu’elle va décupler. Ruben, le boss, qui s’entiche d’elle, Jill, sa femme, qui la déteste aussitôt, et Peter, qui distingue en elle "une fille vide à l’ère du vide". Bien vu. Holly ment sur son âge, se met à sa tâche, dégradante, usante, destructrice à la fois pour le corps et l’âme, conquiert ses galons et gagne des fortunes. La voilà millionnaire, elle a sa villa, collectionne les voitures. Mais elle est aussi terriblement seule. Jusqu’à ce que, deux ans plus tard, à l’aube de ses 18 ans, Joe réapparaisse dans sa vie, et qu’elle applique, enfin, son "plan". On n’en dira pas plus, préservant le suspense oppressant distillé par Sacha Sperling jusqu’à la fin de son roman, parfaitement maîtrisé, glaçant, qui rappelle un peu l’univers de Larry Clark. Portrait à charge d’une jeunesse paumée, d’un pays déboussolé où le dollar est le second dieu. Mais sans clichés, avec une rage de "Frenchie" à la fois fasciné et horrifié.
Après trois romans chez Fayard, dont on avait salué la qualité, Sacha Sperling, 25 ans, signe en changeant d’éditeur le livre de sa maturité d’écrivain. J.-C. P.