Le 18 décembre, Luce Wilquin, figure historique de l'édition littéraire en Belgique, envoyait une lettre à ses auteurs pour leur annoncer qu'elle arrêtait de publier. Avant de prendre cette décision, elle a cherché en vain un repreneur pour son catalogue de plus de 550 titres. En juin, une autre institution quittait le monde des lettres wallonnes, puisque la librairie Decallonne, qui trônait depuis 148 ans sur la Grand-Place de Tournai, a fait faillite. La Belgique du livre traverse une période difficile à lire, où beaucoup de repères disparaissent. « Le marché est fragilisé avec certains signaux inquiétants, analyse Thibault Léonard, qui a repris Mardaga en janvier 2017. Des acteurs historiques disparaissent, la librairie connaît une période chahutée avec la mise en place d'une réglementation des prix, il y a des incertitudes sur les stratégies que vont adopter Dilibel (Hachette) et Interforum (Editis) suite à la suppression de la tabelle. D'un autre côté, des chaînes françaises comme Furet du nord ou Cultura ont fait savoir leur intérêt pour le marché belge. »
Prix unique
Le Furet du nord a racheté l'an passé les librairies Libris Agora de Namur et de Louvain, tandis que Cultura a envoyé une équipe pour prospecter en Belgique. Ces chaînes intègrent un paysage de la librairie marqué par la présence de deux enseignes inconnues en France : Club (44 magasins dans tout le pays et 3 dans les aéroports), qui a réalisé une très bonne année 2018 (+ 8 %), et la spécialisée en bande dessinée Slumberland, associée depuis trois ans à BD World (11 librairies). Ces derniers ont passé le 20 décembre un accord avec l'application de commande de BD Bubble, et constatent déjà des retombées bien plus positives qu'un site Internet marchand trop cher en gestion. « Le monde du livre se doit de passer d'une industrie de produits à une industrie de service », martèle Cédric De Waele, chargé du marketing chez Slumberland. D'autant plus que les points de vente ne se concurrencent plus sur les prix.
Après des années de tractations, un décret réglementant le prix du livre a été voté et mis en application en Wallonie le 1er janvier 2018. Il est en passe d'être aussi mis en place à Bruxelles, région bilingue, après un accord tripartite en décembre. De plus, la tabelle - surcoût de 12 % à 15 %, appliqué sur les livres diffusés et distribués par Dilibel et Interforum Benelux - est amenée à être progressivement supprimée en 2021. Depuis le 1er janvier, elle est réduite à 8 %. La portée symbolique de ces mesures est forte, le bilan économique mitigé (voir p.79).
Cette mutation profonde des règles du marché intervient alors que l'activité dans les points de vente s'est inscrite en baisse en 2018. Selon Patrick Moller, le directeur général de Dilibel, qui, avec Interforum Benelux, réalise la moitié des ventes, le marché en Belgique serait à - 2,5 %, par rapport à 2017. Interforum Benelux confirme une baisse de chiffre d'affaires et de volumétrie pour 2018. « La littérature générale progresse légèrement sauf sur les hypers bests, note Patrick Verhelpen, le directeur commercial pour le Benelux. Les familles pratique et jeunesse sont mises en difficulté suite au prix fixe tandis que les dictionnaires et le parascolaire sont en relative régression. »
Les hypermarchés, contrairement à ce qui se passe en France, sont un maillon très fort de la chaîne du livre et progressaient encore en 2017. Les distributeurs assurent le rack jobbing (gestion du rayon concédée au fournisseur), les commandes et les retours, ce qui rend le rayon très performant. L'interdiction de faire des promotions sur la nouveauté a eu un impact sur leur performance en 2018 (- 20 % pour Dilibel) d'autant plus qu'une modification structurelle dans certains hypermarchés (Carrefour, Makro) a entraîné une réduction du nombre de points de vente et de l'offre sur l'ensemble du territoire. Par exemple, deux Carrefour ont fermé, et celui de Mont-Saint-Jean, le plus important, a fait des travaux pendant six mois.
Chez Média Diffusion, Anne Lardot, la directrice des ventes Belgique, évoque une année « en dents de scie », tandis que Kamel Yahia, directeur export de Madrigall, constate des ventes similaires à 2017 grâce à la programmation (Harry Potter, Game of thrones, Le lambeau ou les 70 ans d'Alix chez Casterman). Avec 74 % du marché belge francophone constitué de livres importés, les meilleures ventes diffèrent peu de celles données en France. Le réseau Fnac en Belgique, 11 magasins, affiche comme trio de tête un livre sur le permis de conduire, La disparition de Stephanie Mailer de Joël Dicker et La vraie vie d'Adeline Dieudonné, phénomène en France mais plus encore outre-Quiévrain (15 % des ventes), car la primo-romancière est bruxelloise.
Un marché sous influence
Avec un public de 4,6 millions de francophones, les éditeurs belges sont obligés de penser en dehors des frontières : 62 % de la production est exportée selon les données de l'Asso-ciation des éditeurs belges (Adeb). Comme la plupart de ses confrères, Nevicata réalise 10 à 15 % de son chiffre d'affaires en Belgique. « Je suis passé par Racine, éditeur plus centré sur le belgo-belge, et c'est la leçon que j'ai retenue : il faut se focaliser sur la France pour se donner une chance commercialement », raconte Paul-Erik Mondron, directeur de Nevicata, qui, comme la plupart de ses confrères, ne réalise que 10 % de ses ventes en Belgique. La difficulté reste de trouver un diffuseur en France.
« L'édition belge se caractérise par un très grand nombre de toutes petites structures, dépeint Benoît Dubois, le président de l'Adeb. Quant aux éditeurs un peu plus gros, ils ont été au fil du temps englobés dans un groupe français ou international. Le marché belge est donc fort dépendant des stratégies de groupes hors Belgique. » Le phénomène touche même les trois secteurs fleurons de l'édition belge qui ensemble réalisent 90 % de la production : la bande dessinée, le scolaire et le juridique. « La BD, secteur belge par excellence, n'a plus d'ancrage totalement national, note Benoît Dubois. Si les principales sociétés restent belges, elles appartiennent à des Français. » Il n'y a pas eu, à part la création de Sandawe, qui s'appuie sur une plateforme de crowdfunding, ou Kennes, qui fait aussi du roman ado et du polar, de récents lancements de maisons d'envergure, capables de porter un renouvellement du secteur.
Gardant des locaux à Bruxelles, Casterman appartient à Madrigall, Dargaud, Dupuis et Le Lombard à Média-Participations une société belge certes mais dont une grosse partie des équipes est installée à Paris. Ces maisons visent d'abord le marché français avec des catalogues uniques pour les deux pays à une exception près chez Casterman, Le grand double almanach belge, qui atteint sa 195e édition. Si la production est la même, les ventes diffèrent un peu. Pour simplifier, Simon Casterman, directeur chez Casterman, explique que « le marché belge aime la bande dessinée dite classique alors que le marché français est plus ouvert au roman graphique ». Christel Hoolans, la directrice générale de Dargaud- Lombard s.a et Kana, confirme un penchant belge pour « les grandes aventures populaires. Les albums franco-belges génèrent 86 % de notre chiffre d'affaires contre 60 % environ en France où le manga constitue presque un tiers de nos ventes. Même s'il progresse en Belgique, nous sommes encore très loin. »
Par essence national, le secteur juridique intéresse aussi les groupes internationaux. En 2016, la société financière Ergon Capital a totalement cédé le groupe De Boeck, qui fut la première entreprise d'édition belge. Lefebvre Sarrut a repris Larcier, principal éditeur et fournisseur de services juridiques et professionnels bilingue du marché belge et luxembourgeois. Larcier publie sous les marques Larcier, Indicator, Bruylant et Larcier Luxembourg. En octobre, Intersentia, un éditeur juridique, fiscal et comptable, leader en Flandre, a également rejoint Lefebvre Sarrut.
Pour Larcier, il faut pouvoir répondre aux demandes provenant de chaque région du pays, chacune avec ses spécificités juridiques et dans sa langue, mais son principal chantier reste numérique. « La transformation digitale des professions juridiques et fiscales est en marche et nous devons accompagner cette évolution, explique Paul-Etienne Pimont, directeur général de Larcier juridique. Les attentes des clients sont aussi en pleine mutation avec des besoins de plus en plus opérationnels. Elles ne se limitent plus à la seule partie édition de contenus, mais à la mise à disposition de solutions pratiques enrichies de services et qui permettent d'assurer le suivi de la conformité de leur activité à la législation. » Le virage numérique est aussi un des enjeux de l'édition scolaire qui privilégie encore les offres hybrides comme l'explique Patrick Hermans, responsable des éditions Van-in pour la branche française de cette maison, premier éditeur scolaire du K12 (6-18 ans). « Cette transition se fait nettement plus lentement en Wallonie-Bruxelles, qu'en Flandre, ou dans d'autres marchés européens », précise-t-il.
Une myriade de petites maisons
Le marché scolaire belge diffère beaucoup du français, notamment parce que l'enseignement piloté par les pouvoirs publics ne concerne que 50 % des établissements, les autres étant privés. Les réformes wallonnes ont donc moins d'impact sur le chiffre d'affaires des éditeurs. « Par rapport à la Flandre, mais aussi à la quasi-totalité des autres marchés scolaires en Europe, la particularité du marché en Wallonie, surtout au Fondamental, est la part toujours importante du "cours propre" et des photocopies non autorisées pour les élèves d'ouvrages d'éditeurs scolaires. Cela rend les investissements parfois très hasardeux », confirme Patrick Hermans.
Pour la myriade de petites maisons, avec un à cinq -employés, qui composent le gros de l'édition belge, il s'agit de se différencier des grands voisins, en se spécialisant. Jourdan ou Renaissance du livre font le pari d'une édition belgo-belge, Kennes celui du roman young adult. A Nevicata celui du récit de voyage, quand Onlit, dernier venu, défriche la littérature de création. Pour se démarquer, Mardaga mise sur son plus gros atout, sa marque, selon Thibault Léonard qui a repris en 2017 cette « belle endormie créée en 1966 », référence en psycho-logie, architecture et patrimoine. Il a a constitué une nouvelle équipe avec l'arrivée il y a un an de Géraldine Henry, qui pilote désormais 80 nouveautés par an.
Autre stratégie chez Racine pour qui « la Belgique reste le marché principal, même si nous réalisons une part de plus en plus importante des ventes à l'export qui ont gagné 15 points en un an », précise l'éditrice Michelle Poskin. La maison, qui appartient au plus gros groupe de Belgique, Lannoo - présent aux Pays-Bas avec Unieboek|Het Spectrum, Meulenhoff Boekerij et TerraLannoo, et en France via Edigroup/Vilo Diffusion - réalise 70 % de son chiffre d'affaires en Belgique avec des titres comme Maman fait un gâteau de Mélanie Mayné, finaliste de l'émission « Le meilleur pâtissier », diffusée sur RTL-TVI, ou Les plus belles expressions belges du français de belgique par Michel Francard. Pour s'assurer un équilibre, Mijade, éditeur spécialisé en jeunesse avec 40 nouveautés par an, mise sur les réimpressions de classiques disparus comme La chenille qui fait des trous mais surtout reste très actif dans les cessions de droits. D'ailleurs son directeur, Michel Demeulenaere, bien connu à la Foire de Bologne, définit son métier comme « éditeur mais aussi agent de nos auteurs et de nos illustrateurs ».
Le défi de la jeunesse
Si dans certains petits pays, l'édition est fortement subventionnée, ce n'est pas le cas en Belgique, même s'il existe des aides distribuées par la Promotion des lettres. Les pouvoirs publics planchent actuellement sur une réforme du système d'aides pour permettre à la multitude de petites maisons de gagner en professionnalisation. Le travail porte notamment sur les commissions qui statuent pour l'attribution des subventions, dont la composition est entièrement révisée.
L'autre gros dossier des pouvoirs publics reste la question de la lecture chez les plus jeunes. L'enquête internationale Pirls 2016 indiquait que les élèves de 4e année primaire étaient les plus faibles lecteurs de l'Union européenne (la France étant avant-dernière), avec un élève sur cinq aux capacités de lecture suffisantes contre un sur deux en moyenne dans les autres pays. Elle est venue confirmer un constat que font les éditeurs, celui d'une fragilisation des compétences de lecture chez les plus jeunes en Belgique. Il n'existe pas de CDI dans les écoles et les réseaux de bibliothèques et d'établissements scolaires sont rarement raccordés. « En tant que professionnels, nous pouvons agir pour développer la lecture plaisir. Nous devons faire du lobbying sociétal auprès des parents et des enseignants », explique Simon Casterman, qui a monté en avril dernier avec ses confrères l'opération « J'offre un livre à un enfant ». Elle devrait revenir élargie en 2019, Benoît Dubois citant en exemple l'initiative « Silence, on lit ! », qui promeut quinze minutes quotidiennes de lecture à l'école.
Sur un si petit territoire et face à des voisins géants, les professionnels belges misent de plus en plus sur le collectif. Les libraires ont un portail numérique commun, Librel, et souhaitent « l'étendre au papier avec une géolocalisation du livre », annonce Yves Limauge, le coprésident du syndicat des libraires francophones. Cinq éditeurs jeunesse (Mijade, NordSud, Alice, Ker et le québécois Les 400 Coups) ont lancé Je dirais même plus, un trimestriel gratuit diffusé à 1 700 libraires et 5 000 bibliothécaires. « Nous mutualisons des idées, des budgets, de l'énergie, raconte Michel Demeulenaere. Il faut professionnaliser l'édition pour nos artistes et nos auteurs. » Un printemps du livre a été initié fin novembre par quatre maisons (Onlit, Espace Nord, Weyrich, Impressions nouvelles), pour présenter les publications de février à avril 2019.
Impressions nouvelles, avec ses 4 salariés et son catalogue généraliste de 350 titres, agit particulièrement pour la professionnalisation et les partenariats entre éditeurs. C'est lui, avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui était à l'origine du premier petit déjeuner de présentation des éditeurs belges de BD, lors du dernier Festival d'Angoulême. Avec 5e Couche, -Frémok, et L'Employé du moi avec qui il fait stand commun, ils ont présenté un catalogue de l'ensemble de leur -production.
Le livre en Belgique
4,6 millions de Belges francophones
269 éditeurs en Fédération Wallonie-Bruxelles
8 000 nouveautés en français par an
500 bibliothèques
61 librairies membres du Syndicat des libraires francophones
137,6 millions d'euros de chiffre d'affaires de l'édition
74 % du marché belge francophone est constitué de livres importés
62 % de la production en langue française est exportée
57 % du CAde l'édition est réalisé par la BD (76,5 M€ en 2017), premier secteur avec les sciences humaines et le scolaire. A eux trois, ils représentent 90 % de la production.
25 %, c'est la part du numérique dans le chiffre d'affaires total de l'édition, en raison de la surreprésentation des secteurs juridique et STM.
Sources : Adeb, Fédération Wallonie-Bruxelles
Plaidoyer pour l'édition
Editeur littéraire depuis quarante ans, Christian Lutz publie le 7 février chez Samsa, qu'il a créé en 2014, Lettre ouverte à Madame la ministre, un plaidoyer pour l'édition. Le déclic a été une lettre de refus, le 24 décembre, de sa demande d'aide pour publication auprès de la Promotion des lettres. Au 1er janvier, il envoie une lettre à Alda Greoli, la ministre wallonne de la Culture.
Ce fin connaisseur de la chaîne du livre, passé par la librairie, la diffusion, l'édition (Le Cri et Samsa) ou l'administration de la Foire de Bruxelles, regrette la dégradation du réseau de librairies et d'éditeurs indépendants. Il martèle que la recherche de la rentabilité immédiate, qui conduit souvent à la surproduction, est un modèle économique toxique surtout pour l'édition littéraire. D'où la nécessité de subventions. En 2013, il avait reçu 80 000 euros, en 2017, 12 500 euros, puis plus rien. Il demande à la ministre de « rétablir un environnement livresque crédible », car « il nous faut des penseurs en amont de la société pour évoluer, des éditeurs pour les publier et suivre, dans le temps, leurs pensées, des libraires aussi pour les diffuser, au risque d'assister à une disparition régressive et douloureuse, un délitement qui ressemble à un autodafé ».
Matthias Lannoo : "Notre marché nous oblige à penser international"
A la tête de Lannoo, le plus gros groupe de Belgique (75 M€ de CA), Matthias Lannoo, édite à la fois en néerlandais (85 % des nouveautés), en anglais et en français. Il explique les défis auxquels un éditeur belge doit faire face.
Comment se porte le marché ?
Le marché francophone est très difficile, le flamand a connu aussi une année difficile en 2018 pour une grande partie à cause de la nouvelle loi relative au prix du livre réglementé depuis le 1er juillet 2017. Le marché aux Pays-Bas, par contre, se porte très bien, mais nos activités internationales connaissent la plus grande croissance (droits étrangers, coéditions internationales, exportation). C'est toute la complexité de l'édition en Belgique. Notre marché trop petit nous oblige à penser international. Nos collaborateurs parlent 3 à 4 langues.
Vous avez un peu plus de recul sur la mise en place du prix unique puisqu'il a été introduit dès 2017 en Flandre. Quel est le bilan ?
Nous avons perdu des parts de marché notamment dans les hypers. Avec la fédération des éditeurs flamands, nous avons écrit au ministère, chiffres GFK à l'appui, pour montrer le côté néfaste de cette réglementation. Car même si au bout de six mois le prix est libre, les grandes surfaces ne veulent pas faire d'opération sur des titres qui ne sont pas des nouveautés.
A l'heure de l'Europe, est-il facile d'être sur trois pays frontaliers ?
On se heurte au manque d'uniformisation des taux de TVA. En Belgique, il est de 6 % quand en France il est de 5,5 %. Aux Pays-Bas, la TVA est passée de 6 à 9 % au 1er janvier dernier, ce qui nous oblige à pratiquer désormais deux prix différents hors TVA. Il reste des progrès à faire pour dessiner l'Europe du livre.
Une année de prix unique
La réglementation du prix du livre en Belgique francophone est passée le 1er janvier 2018 en Wallonie et devrait être mise en place dans les prochaines semaines à Bruxelles. Alors que la détabellisation débute cette année, les acteurs du livre tirent un bilan mitigé.
Si le Syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB) attend la mise en place officielle du prix unique du livre à Bruxelles pour lancer une campagne de communication, dans la mythique librairie Tropismes, une affiche « Parce que le livre n'est pas un produit comme les autres... » sensibilise déjà les clients. « La disparition de la tabelle nous fait un plaisir fou. Nous basculons enfin dans une économie plus juste et équilibrée, même si cela ne nous protège pas d'Amazon », note Brigitte de Meeûs, la propriétaire, qui espère compenser la baisse de revenus par des remises moindres aux collectivités. C'est le cas d'Yves Limauge, qui dirige A livre ouvert et copréside le SLFB : « J'ai récupéré 1,5 % de marge. » Ce prix unique est l'aboutissement d'années de lutte. « Nous avons un public qui nous a suivis dans notre combat, a signé des pétitions. Quand le décret est passé, on a même reçu des fleurs de certains clients ! » raconte Régis Delcourt, de la librairie Point Virgule à Namur.
Mais rares sont les Belges à être si bien informés, et pour la majorité une campagne serait la bienvenue. « Le consommateur est dérouté par la communication faite autour du prix unique du livre et ne sait plus quel est le prix du livre qu'il est censé payer », constate Anne Lardot, directrice des ventes pour Média Diffusion en Belgique. Comme au moment de l'instauration de la loi Lang, les entorses sont nombreuses. D'ailleurs le Pilen, qui réunit six associations professionnelles, s'est vu confier en décembre une mission de contrôle et de communication sur le décret.
Suppression de la tabelle
Ce dernier régule le prix pendant deux ans (un an pour les BD et 6 mois pour les livres millésimés) à dater de la publication. Ainsi les remises autorisées pour les livres parus à partir du 1er janvier 2018 sont de 5 % pour le grand public, 15 % pour les collectivités, et 25 % pour la vente aux écoles de manuels. La tabelle est supprimée progressivement sur trois ans, son taux s'établit à 8 % depuis le 1er janvier 2019. Pour Alda Greoli, la ministre wallonne de la Culture, qui a porté ce décret, « le prix unique, attendu depuis trente-cinq ans, jouera en faveur du maintien d'un nombre élevé et varié de points de vente et d'une offre qualitative et diversifiée».
Cependant, la suppression de la tabelle pratiquée par Dilibel (Hachette) et Interforum entraîne « une diminution de marge (à la fois pour le distributeur et le détaillant) qui risque encore plus de fragiliser un secteur d'activité, déjà en souffrance », s'inquiète Patrick Verhelpen, directeur commercial d'Interforum Benelux. Patrick Moller, DG de Dilibel, abonde dans ce sens. « Cette suppression est une hérésie. Le prix moyen d'un livre est de 10,75 euros, avec une tabelle autour de 10 %, on gagne un euro. Ce décret va, pour un euro de différence, précipiter beaucoup de libraires dans le mur. » Marc Filipson, P-DG de Filigranes, a fait ses comptes. Sa filiale Le Petit Filigrane, fait 100 000 euros chaque mois avec Dilibel et Interforum. Sa remise est de 40 %, soit 40 000 euros de bénéfice. Avec la fin de la tabelle, le même volume ne fait plus que 85 000 euros, soit 34 000 euros de bénéfice. « La différence de 6 000 euros, c'est le salaire chargé d'un employé », note-t-il.
Créée dans les années 1970 pour faire face aux variations de change, la tabelle a financé les coûts de structures des sociétés importatrices. Hachette et Inferforum vont-ils fermer leurs antennes belges ? Les points de remise vont-ils remonter ? « Aucune décision n'a été prise, on étudie toutes les options, répond Patrick Moller dont les représentants visitent tous les cinq semaines les librairies. Ce service a un prix, et on nous coupe une partie de nos ressources. » Patrick Verhelpen évoque quant à lui « un ensemble d'avantages, de services de proximité, que nous ne pourrons plus nécessairement garantir demain. Toute la chaîne s'en trouvera fragilisée, et au premier rang les libraires. »