En consacrant son 63e congrès, du 15 au 17 juin à Paris, au thème "Bibliothèques : inégalités territoriales, égalités de chances", l’Association des bibliothécaires de France (ABF) a fait le choix d’une problématique politique, en écho avec les bouleversements électoraux de 2017, avec la ferme intention d’attirer le regard des élus, à tous les échelons, sur la place des bibliothèques dans les politiques publiques.
Les bibliothèques ont démontré depuis longtemps leur capacité à lutter contre les fractures sociales et culturelles, à œuvrer pour l’égalité des chances. Encore faut-il que les élus, mais aussi les professionnels eux-mêmes, s’emparent plus fortement de cette mission qui nécessite, pour réussir, d’être inscrite dans un projet politique au sens large, d’être dotée des moyens humains et financiers, mais avant cela d’un préalable incontournable : que la bibliothèque existe. Or, malgré l’effort de construction mené au cours des vingt dernières années, de fortes disparités subsistent sur le territoire en matière de lecture publique.
55 % des communes sans bibliothèque
L’année dernière, la publication du rapport de l’Inspection générale des bibliothèques sur "l’équipement des communes et groupements de communes en bibliothèques : lacunes et inégalités territoriales" a fait l’effet d’une bombe en révélant, chiffres à l’appui, l’importance de ces inégalités et en donnant une cartographie précise de ces déserts de la lecture publique. Selon ces statistiques, qui servent toujours de référence, 55 % des communes françaises, regroupant 11 millions de personnes, soit 17 % de la population, ne disposent d’aucun lieu offrant un service de lecture publique. Des parties entières du territoire français sont, aujourd’hui encore, totalement dépourvues d’équipement. Même si l’existence de "zones blanches" était connue, la découverte de leur ampleur a marqué les esprits. Les petites communes sont les plus touchées, mais l’absence de bibliothèques se fait également sentir dans des agglomérations de taille moyenne. Or, soulignent les auteurs du rapport, Joëlle Claud et Jean-Luc Gautier-Gentès, le chiffre de "2 000 habitants tend à être aujourd’hui le seuil de population à partir duquel l’absence d’une bibliothèque digne de ce nom, et a fortiori d’une bibliothèque tout court, fait figure de franche anomalie". Au-delà de l’existence même de bibliothèques sur un territoire se pose la question de la qualité du service offert. Or, là encore, d’importants progrès restent à accomplir. Seulement 30 % de la population est desservie par des bibliothèques de catégorie 1, c’est-à-dire avec un budget d’au moins 2 euros par habitant, ouvertes au moins 12 heures par semaine, disposant au minimum d’un agent de catégorie B de la filière culturelle pour 5 000 habitants et d’une surface de 0,07 m2 par habitant et, dans tous les cas, d’au moins 100 m2.
Un élément structurant des territoires
La bibliothèque constitue pourtant un élément structurant dans les intercommunalités qui recomposent aujourd’hui le paysage administratif français, et la lecture publique est souvent l’un des premiers réseaux qui se met en place sur ces nouveaux territoires, même si la compétence "lecture publique" n’est pas entièrement transférée à l’échelon intercommunal. Le 1er janvier 2017, l’agglomération de Troyes est passée de 19 communes à 81. , Elle regroupe désormais sur un très vaste territoire à la fois les villes de la première couronne urbaine, marquées par des indicateurs socio-économiques faibles, et désormais des communes très rurales. Dans cette nouvelle donne administrative, la médiathèque intercommunale constitue, selon Véronique Saublet Saint-Mars, vice-présidente chargée de la culture de Troyes Champagne Métropole, l’outil de cohésion territoriale par excellence. "Il n’y a pas d’autres lieux culturels comme les bibliothèques où l’on peut entrer sans qu’on ne vous demande rien, sans être jugé, des espaces de partage, très ouverts. C’est très différent de ce qui se passe quand on va au cinéma ou au théâtre. A Troyes, on voit que pour certaines personnes, notamment les seniors, la médiathèque est une seconde maison. Elles y viennent pour être au milieu des autres. Ces établissements servent à lutter contre l’isolement social, c’est très important." La médiathèque de Troyes Champagne Métropole a été chargée dès la constitution de la nouvelle agglomération de mener un audit sur la lecture publique en rencontrant les maires de chaque commune pour leur demander leurs attentes. Pour ces communes éloignées, les ressources numériques et les services à distance constituent la principale demande. Labellisée Bibliothèque numérique de référence depuis 2015, la médiathèque aborde le public numérique comme le public physique. "On se pose les mêmes questions concernant la qualité de l’accueil, qu’il soit en ligne ou sur place", explique la directrice, Catherine Schmitt, dont l’approche pragmatique s’inspire de son expérience dans le marketing. "Nous avons une offre, des objectifs en termes d’utilisateurs, des indicateurs de performance, détaille la directrice. Nous communiquons différemment en fonction du public ciblé. Nous ne nous demandons pas pourquoi les gens ne viennent pas mais ce que nous devons faire pour leur donner envie de venir." La médiathèque prévoit d’intégrer le monde économique dans ses publics potentiels en démarchant les chefs d’entreprise. Véronique Saublet, de son côté, voit dans le réseau de lecture publique une occasion de créer de la circulation sur le territoire. "L’extension de l’agglomération s’est faite autour du bassin de vie. Le mouvement principal se fait en direction de la ville-centre, où se rendent les salariés, les étudiants. J’aimerais créer un déplacement du centre vers le rural, où il se passe déjà des choses formidables autour du livre et de la lecture qui pourraient attirer les citadins", souligne l’élue.
L’écueil de l’alternance politique
En Auvergne, la médiathèque Entre-Dore-et-Allier, qui a ouvert le 8 juin à Lezoux, ville-centre de la communauté de communes dont elle porte le nom, a été conçue dès son origine pour être un équipement structurant sur ce territoire rural regroupant 14 communes et 18 000 personnes, dépourvu jusque-là de lieu culturel d’envergure. Parmi toutes les solutions possibles, le travail préparatoire mené par l’association La 27e Région a mis en évidence que la réponse la plus adaptée était un établissement de lecture publique. Dès avant l’ouverture, l’équipe de la future médiathèque a mené un énorme travail de collaboration avec les bibliothèques communales ou associatives du territoire pour élaborer une offre non seulement culturelle mais aussi sociale, éducative, participative. "Cela apporte un gros bol d’oxygène sur notre territoire, se réjouit Marie-France Marmy, vice-présidente de la communauté de communes entre Dore et Allier, chargée du dossier médiathèque. Je crois beaucoup à l’importance d’un élément phare sur un territoire. Chez nous, c’est la médiathèque. Avant, chacun faisait sa bibliothèque ou sa salle polyvalente dans son coin. Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de se disperser et de saupoudrer les subventions sur des petites structures. Si on lance un projet, il faut qu’il soit de grande qualité car c’est ce qu’attendent les habitants. En revanche, je voulais absolument préserver ce qui se fait déjà en matière de lecture publique dans les communes." La médiathèque joue le rôle de tête de réseau pour les établissements de lecture publique des communes, fournissant l’infrastructure informatique, la formation des bénévoles, la desserte documentaire.
Pourtant, cette belle réalisation distinguée en 2016 par le Grand prix Livres Hebdo des Bibliothèques francophones (1) dans la catégorie Innovation, a bien failli ne pas voir le jour. En 2014, les élus qui prennent les rênes de l’intercommunalité après les élections municipales remettent en question ce dossier initié par l’ancienne équipe, bien que le montage financier, d’environ 7 millions d’euros subventionnés à plus de 70 % par la Drac, la Région et le département, soit déjà bouclé. Trop grand, trop cher, pas indispensable : le futur équipement de lecture publique attire les remarques les plus courantes face à un projet ambitieux, avec pour toile de fond l’idée que la culture, ça coûte cher et ça ne rapporte rien. Le programme de la médiathèque prévoit en effet une surface un peu surdimensionnée par rapport au strict minimum afin de prendre en compte l’accroissement démographique du secteur, où viennent s’installer les jeunes ménages travaillant souvent à Clermont-Ferrand, attirés par des prix immobiliers plus abordables. Aujourd’hui, les élus, mieux informés et sensibilisés aux enjeux de la lecture publique, ont compris l’importance d’un tel équipement pour leurs communes et dans l’animation de la vie locale. "C’est important d’avoir un lieu de vie sur place attractif pour les habitants afin d’éviter de devenir une cité-dortoir, souligne Marie-France Marmy. Je suis sûre que cela attirera des gens de Clermont-Ferrand qui reviendront ensuite quand ils découvriront tout ce qu’il y a ici."
Réussir avec peu de moyens
A Liebsdorf, en Alsace, le maire, Bernard Schleger, a créé une bibliothèque dans son village de 340 âmes pour contrecarrer la désertification. Après la fermeture de l’école, l’arrêt des tournées du médiabus de la médiathèque départementale, et alors qu’il ne subsiste plus aucun des six bistrots que comptait autrefois la commune, la création d’un lieu de vie s’est imposée comme une nécessité. "Une école qui ferme, pour un maire, c’est un échec, témoigne Bernard Schleger. Je voulais un lieu d’échange et de rassemblement." Aujourd’hui, avec l’aide de la médiathèque départementale du Haut-Rhin, la bibliothèque, installée dans l’ancienne salle de classe, tient le pari. Les adolescents y viennent pour faire leurs devoirs, elle accueille l’assemblée générale de la chorale associative, un atelier de poterie, les habitants s’y retrouvent autour du petit espace offrant des boissons. La boîte à livres, où chacun peut déposer et prendre des ouvrages, accessible 24 heures sur 24 à l’entrée de la bibliothèque, se taille un franc succès. Le mobilier sur roulettes permet de créer de l’espace pour organiser des événements, la ludothèque voisine attire les plus jeunes. Malgré sa taille modeste, la bibliothèque de Liebsdorf déborde de projets, comme la création d’une grainothèque, et a même la fierté de servir de relais à la médiathèque départementale d’Altkirch pour les villages du secteur. Une belle démonstration qu’il est possible de faire de grandes choses avec de petits moyens.
(1) Voir LH 1109, du 9.12.2016, p. 14-22.
Sylvie Robert : "Il faut un texte fondateur"
La sénatrice d’Ille-et-Vilaine Sylvie Robert (PS), qui a fait de la lecture publique son cheval de bataille depuis son rapport de juillet 2015 sur les horaires d’ouverture, détaille les enjeux de la présence des bibliothèques sur le territoire et juge utile que la France se dote d’une loi sur les bibliothèques.
Sylvie Robert - Entrer dans un lieu culturel, ce n’est pas évident pour tout le monde. La bibliothèque est intéressante car elle est plus accessible que d’autres lieux de culture. C’est un objet suffisamment malléable pour qu’on puisse y attirer, y compris par des voies détournées, des publics qui n’auraient pas eu spontanément le réflexe de s’y rendre. A condition cependant de beaucoup travailler sur l’accueil. A la médiathèque Alexis-de-Tocqueville de Caen, par exemple, on trouve au rez-de-chaussée un café, un auditorium, un comptoir d’accueil où l’on peut se renseigner sur les activités, mais pas de livres, qui sont au premier étage. La question des inégalités sociales et territoriales est essentielle car elle touche à l’accès à la connaissance, à la formation, à l’apprentissage et derrière tout cela aux valeurs républicaines au sein desquelles on peut se retrouver.
Il y a en effet tout un travail à mener pour montrer aux élus ce qu’est une bibliothèque aujourd’hui et quel rôle elle peut jouer sur leur territoire. Certains l’ont bien compris, mais d’autres en sont restés à une image dépassée. Et avec une moyenne nationale de 17 % de la population ayant une carte de lecteur, la bibliothèque ne constitue peut-être pas, pour certains, un enjeu électoral. Pourtant, un équipement de lecture publique est souvent un élément structurant fort sur un territoire et un levier dans la mise en œuvre de l’intercommunalité. Créer un réseau de lecture publique, ça oblige les élus à s’asseoir autour de la même table et à se parler, ça construit de la territorialité. Je pense qu’il faudrait faire de la mutualisation des outils et des moyens de lecture publique un levier positif de l’intercommunalité. Même si cela ne passe pas par un transfert total de la compétence lecture publique à l’échelon intercommunal, car les maires sont très attachés à leur politique culturelle et à leurs équipements.
La question d’une éventuelle compensation par l’Etat des manques de certaines collectivités territoriales, pour atteindre un objectif d’égalité républicaine sur le territoire national, est une question très sensible. Je crois plutôt à la construction par l’Etat de dispositifs d’accompagnement qui peuvent constituer une vraie valeur ajoutée pour les collectivités territoriales. Cela doit être entre autres la mission des directions régionales des affaires culturelles, et c’est la raison pour laquelle j’y suis très attachée. Il faut trouver un juste équilibre entre la libre administration des collectivités territoriales et la nécessité de rendre plus efficiente une politique publique sur un territoire. A Quimper, le maire a supprimé la subvention du centre d’art contemporain, qui avait un label national et des financements de l’Etat. Malgré les lettres de la ministre de la Culture, le centre d’art a fermé. Fallait-il aller plus loin et comment ? La question reste entière.
Selon moi, oui. Une bibliothèque qui ferme devrait donner lieu à une réunion d’urgence sous l’égide du préfet avec la Drac, les villes et tous les partenaires du département. Je suis profondément décentralisatrice, je ne suis pas interventionniste, mais je crois beaucoup au dialogue.
C’est tout l’objet de la réflexion que nous menons actuellement dans le groupe de travail interprofessionnel que j’anime. Il existe une loi sur les archives, une loi sur les musées, mais il n’y a jamais eu de loi sur les bibliothèques. Le projet qui avait été écrit en 2002 n’a finalement pas été présenté au Parlement. Pour l’instant, je n’ai pas d’avis arrêté sur cette question. S’il y a une loi, ce sera pour valoriser et protéger. Il ne faut pas figer les choses, mais ce serait important d’avoir un texte fondateur pour qualifier ce qu’est une bibliothèque aujourd’hui et quelles sont ses missions. Cela permettrait de définir un socle de base qui pourrait ensuite être adapté en fonction des réalités des territoires. Aujourd’hui un tel texte n’existe pas, or je pense que cela sensibiliserait les élus, permettrait une meilleure compréhension des bibliothèques et une plus grande visibilité.
A mesure que l’on avance dans la réflexion, on s’aperçoit que des points importants pourraient être inscrits dans une loi : la question de la gouvernance territoriale, le statut des collections, la place et la reconnaissance des bénévoles, les grands principes d’un cadre lié au droit d’auteur pour les prêts numériques, les horaires d’ouverture. Il y a donc matière à légiférer !
Je crois que ce rapport a contribué à inscrire la question des horaires d’ouverture et plus généralement des missions des bibliothèques dans l’espace public. C’était nouveau et c’était mon but. Sur un sujet aussi sensible, je m’attendais à des réactions explosives mais l’accueil a été plutôt positif. Et ma recommandation sur la possibilité de recourir à la Dotation générale de décentralisation [DGD] pour subventionner des projets d’extension d’horaires a été suivie. Or l’argent, c’est le nerf de la guerre, cela permet de donner une impulsion. Les Drac reçoivent actuellement de nombreux dossiers de bibliothèques qui souhaitent recourir à la DGD pour élargir leurs horaires. Après, le message est passé. Mais ne lâchons rien ! Il faut encore et encore convaincre les élus que cette question de l’adaptation des horaires d’ouverture des bibliothèques est une vraie question de démocratie culturelle.
Le "3e lieu", dont on parle beaucoup pour qualifier les bibliothèques, c’est celui où l’on passe entre le travail et le domicile. Je comprends ce terme, même s’il ne recouvre pas la même réalité pour tout le monde, mais j’aimerais que l’on aille plus loin. La bibliothèque doit être un lieu de vie, où l’on se rend pour ce qu’il a à offrir, où l’on s’installe pour lire, consulter Internet, débattre, rencontrer d’autres personnes. Le "4e lieu", c’est dire que la bibliothèque est pleinement un équipement culturel du XXIe siècle, à l’écoute de ses usagers, de ses lecteurs.
Cinq bibliothèques à voir à Paris
Livres Hebdo a sélectionné cinq établissements remarquables parmi les plus récemment ouverts dans la région capitale à visiter à l’occasion du congrès de l’ABF, porte de Versailles.