En 2015, dans un marché en pleine déconfiture, tous les éditeurs de livres de cuisine cherchaient le graal susceptible de leur assurer des ventes à la hauteur des verrines ou des premiers coffrets. S’ils sentaient bien que la formule magique se trouverait du côté de la simplicité, à la fois dans les recettes et dans la présentation, aucun ne se doutait qu’elle se cachait dans Simplissime de Jean-François Mallet. Paru le 2 septembre 2015, le succès d’Hachette Pratique s’est écoulé à plus de 310 000 exemplaires, selon GFK, un score qui a tiré à lui seul les ventes vers le haut, le marché enregistrant pour la première fois depuis deux ans une croissance, établie par GFK à 1 % sur la période courant de septembre 2015 à août 2016.
Simplissime reste toutefois l’arbre exceptionnel qui cache la forêt d’une activité qui évolue "mollement", confie Anne La Fay, directrice de Mango Cuisine. "Depuis Simplissime, nous assistons à une concentration des ventes, complète Aurélie Starckmann, directrice éditoriale du pôle pratique chez First, Gründ et Tana. Dix à quinze titres fonctionnent très fort et représentent un gros pourcentage des ventes alors qu’en parallèle il n’existe même plus de microtendance qui parvienne à s’élever en phénomène et qui pourrait contrebalancer ces poids lourds."
En quelques mois, le livre de Jean-François Mallet est parvenu à redessiner le marché des livres de cuisine, contribuant à déloger Marabout de sa place de leader pour y installer son éditeur, Hachette Pratique. L’onde de choc a atteint toute la production, asséchée dans ses thématiques comme dans sa forme. Cuisine simple et présentation en "packshot" - sur la page de gauche, les ingrédients bruts et sur celle de droite, la photo de la recette finie - dominent largement les programmes éditoriaux de 2016. "Même si l’on sait pertinemment qu’il n’y aura pas d’autres Simplissime, tout le monde court après et se focalise sur lui, au risque de tourner en rond, confirme Déborah Dupont, de la Librairie gourmande à Paris. On sent bien les pressions des directions commerciales pour que chacun aille dans ce sens, alors que les éditrices étaient parvenues à imposer des thématiques plus pointues et des sujets de niche. C’est une sorte de retour en arrière décevant."
Labourer le terrain
Face à Hachette Pratique, chacun décline en effet sa version. Premiers à allumer un contre-feu en avril, Solar et Marabout ont lancé concomitamment deux séries au nom identique "Super facile", que Marabout retravaille cet automne dans une optique plus masculine. Devenue "Mister cook", la collection s’est étoffée de 7 nouveaux titres fin août. Parallèlement, la maison réutilise le matériau des "Cours de cuisine", dont la présentation se rapproche du style Simplissime, pour fabriquer une gamme à prix modique, "Les petits ateliers de cuisine". First a attendu septembre pour lancer sa contre-offensive avec La cuisine pour les nullissimes, "une bible qui couvre toute la palette de la cuisine, de l’apéro à la cuisine végane et light", expose Aurélie Starckmann. Le livre bénéficie du changement de la charte des "Nuls", inaugurée pour les 15 ans de la collection et qui permet l’utilisation de la couleur et des illustrations de manière beaucoup plus libre. Sur les rangs depuis 2015 avec la gamme cousine de Simplissime, "3-15", enrichie de 10 titres retravaillés cette année, Larousse a lancé en mai 200 recettes rapides & inratables !, suivi de sa version pour les fêtes en octobre. Le concept a "trouvé de suite sa place, assure Emilie Franc, directrice éditoriale gastronomie et vin de la maison. C’est révélateur de l’existence de ce marché qui offre un nouveau souffle et des nouvelles opportunités pour les livres de cuisine, dont nous devons prendre notre part."
En face, bénéficiant de la prime au premier, Hachette Pratique déroule sa stratégie et laboure consciencieusement son terrain. D’août à novembre, la maison a programmé trois gros livres Simplissime dédiés aux desserts, aux dîners chics et aux pizzas. En complément, elle lance en octobre une version poche du concept, qui "accueille des sujets plus compliqués à développer en grand format et peut faire office de test", indique Céline Le Lamer, directrice projet cuisine d’Hachette Pratique. Quarante-cinq recettes de soupes et de bouillons repas ; de foie gras et de terrines ; d’apéros et de recettes végétariennes inaugureront donc "Les petites recettes Ssimplissime". Au risque de provoquer l’essoufflement, la ligne sera poursuivie en 2017.
Décloisonner
Désormais "principe de base qui irrigue toute la cuisine", selon Emilie Franc, le packshot investit logiquement le second thème qui porte le marché, la cuisine saine. En attendant de "nouveaux développements dans ce sens d’ici aux prochains mois", promet son éditrice, Larousse a repositionné dès février son offre autour d’une nouvelle collection. "Plaisirs et vitamines" reprend graphiquement les codes du packshot tout en déclinant les sujets classiques de la thématique, tels les superbowls ou les eaux détox. Mango, qui réserve le packshot pour sa collection de cuisine du monde "Cuisinez en 4 ingrédients max", aborde cette année l’univers du sain avec la volonté de "décloisonner le livre de cuisine et de dépoussiérer le genre. Les univers de la cuisine, de la santé et du bien-être sont désormais très poreux, et nous voulons, au-delà du geste, apporter un sens global", plaide Anne La Fay, qui a mis cette année sur le marché deux nouvelles séries. Dans une veine art de vivre, "Mango green", lancée en mai, intègre des éléments de décoration, de cosmétique, de Do it yourself et d’écologie. Deuxième titre de la collection, Green cuisine (septembre) vise ainsi l’objectif du zéro déchet. Davantage orienté santé et sport, "In & out" propose un programme de "coaching alimentaire" adapté à différentes activités. Un livre par mois devrait sortir jusqu’en juin 2017. L’aspect santé sera également au cœur d’un livre de cuisine qui s’adresse aux malades du cancer, programmé en janvier par le Rouergue. Mené par une diététicienne, l’ouvrage apporte des recettes spécifiques pendant et après le traitement.
S’installant progressivement sur la cuisine saine depuis deux ans, Terre vivante espère frapper un grand coup dans le domaine du "sans" avec le lancement, en octobre de "Cuisiner sans…". Dirigée par Frédérique Barral, diagnostiquée intolérante au gluten depuis six ans, la collection, tardive par rapport à celle de ses concurrents, veut se démarquer par son traitement : chaque ouvrage aborde un moment de la journée. Mon placard sans gluten ; Petits-déjeuners sans gluten ; Goûters gourmands sans gluten et Desserts de fêtes sans gluten inaugurent la gamme, qui s’étoffera en 2017 de six nouveaux titres, étendus plus largement à la cuisine "sans". Effectivement persuadée qu’il y a encore "beaucoup de choses à faire et à explorer", Laurence Auger, directrice éditoriale de La Plage, sonde aussi de nouveaux sujets, mais "toujours assaisonnés à la sauce maison". La fabrication de la bière (Secrets de brasseur) ou Des soupes qui nous font du bien sera proposée au lecteur cet automne.
C’est pas du gâteau
En berne dans les ventes, comme la cuisine du monde, la pâtisserie reste toutefois une thématique goûtée par les éditeurs, et occupe une belle part des livraisons de fin d’année. Anticipant la publication du livre de l’école Ferrandi, attendu l’année prochaine, plusieurs maisons ont concocté leur livre de référence, présentant pas-à-pas, tours de mains et astuces. Pour Hachette Pratique, Eddie Benghanem, du Trianon Palace, réalise en novembre Le grand cours de pâtisserie. Au Chêne, Philippe Urraca coordonne La pâtisserie, qui reprend les techniques des meilleurs ouvriers de France et s’adresse "aux grands amateurs comme aux professionnels", souligne Fabienne Kriegel, directrice du Chêne. En novembre, Thermostat 6 (la revue 180 °C) lance le second tome de son Traité de miamologie, qui aborde la pâtisserie de manière très technique. De son côté Gründ publie un mois plus tôt Tout Michalak, une bible de 600 pages avec plus de 180 recettes. Le même auteur intervient aux éditions Alain Ducasse pour un Ultime cake book, qui revisite 50 recettes de cakes de "manière rock’n’roll tout en restant très accessible", précise Aurore Charoy. En septembre, la directrice de la maison édite une autre star de la pâtisserie, Christophe Adam, qui avec Puissance 10 : 10 ingrédients, 100 possibilités, offre "un livre créatif, original, identitaire et qui sort des éclairs", assure l’éditrice. Mais cette année, l’originalité est à chercher chez Solar. Didier Ferat, son directeur éditorial, a élaboré avec Pierre Hermé, "fou de ce genre de livres depuis de longues années", signale l’éditeur, un pop-up, Surprises et gourmandises. Fabriqué par l’ingénieur papier pour le Petit Prince (Gallimard), il présente 8 pop-ups qui illustrent 16 recettes emblématiques du pâtissier.
Restés légèrement en retrait l’année dernière, les livres de chefs, qui conservent leur public, reviennent pour les fêtes avec quelques belles signatures. Si Alain Ducasse a misé sur de jeunes pousses, tels le Landais Julien Duboué (Sud-Ouest, octobre) ou le chef Damien Duquesne, qui officie notamment sur le site 750g, Glénat invite dans son catalogue les triplements étoilés René et Maxime Meilleur (Les Meilleur à La Bouitte). Poursuivant sa collaboration avec La Martinière, Christophe Felder, en compagnie de Camille Lesecq, a imaginé Le dessert Bistro Palace, qui combine gastronomie et cuisine de bistrot. En invitant Jean-François Piège à mitonner, dans une cuisine non professionnelle, des plats accessibles au plus grand nombre, Hachette poursuit sa politique d’auteur, engagée depuis deux ans, alors qu’Olivier Nasti reste fidèle aux éditions Menu fretin. Avec Une cuisine d’expressions, le chef alsacien donne une définition de sa cuisine dans un livre hybride, un "petit format proche du beau livre", détaille Laurent Seminel. Opiniâtre, le fondateur de Menu fretin persiste dans sa ligne éditoriale caractérisée par des textes historiques et analytiques dédiés à la gastronomie. Il enrichit donc en septembre la collection "Archives nutritives" d’un coffret compilant les chroniques culinaires "scientifiques, drôles, désuètes et merveilleuses" délivrées par le médecin Edouard de Pomiane sur les ondes de Radio-Paris durant les années 1930. L’éditeur lance également en fin d’année une collection d’essais contemporains "Manger penser", qui "ouvre la réflexion sur la gastronomie d’aujourd’hui".
La cuisine en chiffres
25 ans d’exception
Depuis un quart de siècle, L’Epure tranche sur le marché du livre culinaire en publiant des livres-objets soignés aux sujets décalés, où forme et fond vont de pair.
Elle a le goût du texte, du graphisme, du papier de création et du façonnage à l’ancienne. Des passions que l’on retrouve dans chacun des quelque 400 livres publiés par Sabine Bucquet depuis 1991, date de création des éditions de l’Epure. Au départ, cette architecte de formation veut réunir dans un catalogue tous les arts, parmi lesquels la cuisine. A côté des livres d’architecture et de beaux-arts, elle relance donc une collection de l’ancien éditeur Le Couteau dans la plaie, "Dix façons de préparer", un "ovni thématique par ingrédients et sans image alors que la mode était plutôt à la cuisine régionale", raconte l’éditrice. Les premières années sont "difficiles" et, en 2001, après l’incendie du dépôt des Belles Lettres, son distributeur d’alors, dans lequel "56 000 livres partent en fumée", elle décide de se recentrer sur la cuisine mais en y apposant ses marottes : elle confectionnera des livres-objets, fabriqués en France, jamais pilonnés et dans lesquels l’aspect littéraire sera fort, des ouvrages "qu’elle aimerait voir dans sa bibliothèque et qui n’existent pas ailleurs".
Une ligne qu’elle est "fière" de toujours tenir après vingt-cinq ans d’activité, sans avoir "cédé à la facilité ni aux sirènes de l’édition commerciale. Notre ligne graphique est bien installée et nous abordons toujours des sujets vus nulle part ailleurs, qui ont le mérite d’exister même s’ils ne sont pas tous publics", revendique Sabine Bucquet. Lui cuisine (2009) ou Cuisine insolite de Raymond Oliver (2008) figurent ainsi parmi ses fiertés, tout comme la BD Mimi, Fifi & Glouglou : petit traité de dégustation de Michel Tolmer, "un succès inattendu qui [la] conforte dans [ses] choix décalés", assure l’éditrice. Pour fêter ses 25 ans, elle a repeint le 22 septembre les murs de la librairie parisienne Artazart aux couleurs des 300 "Dix façons de préparer", dont elle réimprime 25 titres "qui lui tiennent à cœur". Et comme une sorte d’écho, elle édite en novembre un livre encore différent, un "bilan, dans la transmission et la confidence, qui expose une philosophie de vie et revient sur dix-sept années de cuisine". Celles du chef doublement étoilé, Alexandre Couillon, fondateur de La Marine à Noirmoutier.
Photographies au naturel
En constante évolution depuis plus d’une décennie, la photographie culinaire se dépouille toujours plus de ses artifices.
En quinze ans, tout a changé. Loin des univers aseptisés, des lumières et des mises en scène appuyées, des matières trafiquées et des couleurs saturées, la photographie culinaire est sortie des studios pour retrouver la lumière naturelle et investir les cuisines. Un mouvement engendré par l’allégement du matériel, passé de l’argentique au numérique, par l’influence des photographes étrangers - anglo-saxons et australiens dans les années 2000 puis nordiques aujourd’hui -, et par la transformation des attentes liées aux livres de cuisine, notamment des beaux livres de chef. "Leur forte médiatisation a conduit le lecteur à vouloir découvrir l’envers du décor, à pénétrer dans le sacro-saint, analyse Georges Riu, directeur artistique pour Glénat notamment. Les chefs eux-mêmes ont voulu montrer d’autres facettes, raconter une histoire, donner une ambiance, ce qui a donné une esthétique différente aux ouvrages."
L’iconographie culinaire s’est donc éloignée des artifices pour retrouver une spontanéité, quelque chose de l’ordre du naturel, voire un aspect reportage. Un mouvement qui s’accompagne du retour en cuisine du produit sain et d’excellence. "On ne triche plus dans ce que l’on donne à voir", confirme Eric Fénot. Le cofondateur de la revue 180 °C et des éditions Thermostat 6 invoque même la "simplexité" pour décrire la tendance actuelle. Venu des neurosciences, le néologisme évoque l’art de rendre simple, lisible, compréhensible quelque chose de complexe.
Se rapprocher du réel
Ce processus n’élimine pas toute forme d’esthétisation. Donner l’eau à la bouche uniquement par l’œil, arriver à retranscrire par l’image une expérience qui passe par le palais, établir l’équilibre entre le visuel et le goût, le rôle des photographes de cuisine s’apparente à un "travail d’orfèvre, d’équilibriste", confirme Franck Juery, photographe de L’assiette sauvage de Jean Sulpice (Cherche Midi, 2015). Pour parvenir à ce résultat, ils jouent des textures, des couleurs, du cru et du cuit, ajoutent à la recette des objets de stylisme tels les contenants, les fonds ou les couverts, voire retouchent. Philippe Vaurès Santamaria, à la manœuvre depuis de nombreuses années et auteur notamment des photos très picturales du livre de Rémi Chambard Les étangs de Corot, paru chez Glénat en mai, peut y passer "trois fois plus de temps que pour prendre la photo". Le photographe détaille : "J’arrondis les sauces, je gomme les défauts de cuisson, je traque les aspects ternes." Travaillant davantage dans "l’instantané", Nathalie Nannini n’en cherche pas moins, dans ses présentations, "une harmonie, une fusion visuelle entre les ingrédients, les textures et les couleurs de la recette". "C’est un jeu avec le chef, une sorte de réinterprétation visuelle de la recette", explique l’artiste, qui a conçu les clichés d’Herbes de Régis Marcon, publié ce mois-ci par La Martinière.
Prenant l’exact contre-pied de cette tendance, le photographe et chef Jean-François Mallet a voulu, avec Simplissime, vraiment se "rapprocher du réel". "Dans un livre de cuisine, la photo est primordiale. C’est elle qui donne envie soit de refaire le plat, soit d’y tremper sa cuillère." Partant de ce constat, il a conçu pour son ouvrage une "iconographie rassurante. Assiettes blanches sur fond blanc, gammes de couleurs identiques pour les ingrédients et les plats finis, l’ensemble indique qu’il n’y a pas de pirouette et que les gens auront un résultat semblable chez eux." Travaillées en studio sous une lumière faussement naturelle, "sans aucune retouche et sans tricherie", assure Jean-François Mallet, les photos de Simplissime tracent-elles une nouvelle voie ?
Meilleures ventes cuisine : le sain à toutes les sauces
Le palmarès janvier-août 2016 des meilleures ventes de livres de cuisine traduit la concentration du marché. Arrivé en 3e position, On va déguster, le beau livre tiré de l’émission dominicale de François-Régis Gaudry sur France Inter et publié par Marabout en novembre 2015, s’est vendu en moyenne cinq fois moins que les deux occupants des premières marches du podium, l’inévitable Simplissime et sa version "light", produits par Hachette Pratique. Dans leur sillage, la cuisine du quotidien, facile et rapide, et la cuisine saine dominent le classement avec 28 places occupées, parmi lesquelles les collections à moins de dix euros se taillent toujours la part du lion. Portée par les thématiques végétariennes et véganes, la cuisine saine fait ainsi plus que doubler le nombre de références placées, 12 contre 5 l’année dernière. En revanche, à l’image de la bible de Christophe Felder Pâtisserie ! (La Martinière), qui dégringole du 3e au 27e rang, la confection de desserts et de viennoiseries ne passionne plus les consommateurs : star il y a un an avec 15 ouvrages dans le top, elle n’y hisse cette année que 6 titres. Le copieux programme concocté par les éditeurs pour cette fin d’année, auquel s’ajoutent les trublions Michel et Augustin, qui décoiffent l’apprentissage chez Hachette Pratique (Passez votre CAP pâtissier avec nous !), devraient contribuer à donner un coup de fouet aux ventes.