Le programme de rentrée des éditeurs d’essais et de documents se recentre cette année sur quelques grands thèmes presque intemporels : l’économie et son corollaire, la finance ; un peu d’écologie et de santé ; de l’éducation, et de la politique, toujours. Mais ce rayon sans frontières bien définies reste assez protéiforme pour traiter de très nombreux autres sujets : l’éclectisme caractérise les nouveautés à paraître d’août à octobre retenues dans notre sélection (voir p. 71), qui lance un coup de filet dans ce vaste ensemble traitant de l’évolution de la société, sans prétendre à l’exhaustivité. Tout aussi difficile à appréhender dans les statistiques de vente, ce secteur des essais et documents a été affecté par un recul assez important au 1er trimestre 2014 : à - 10 % sur un marché global du livre en repli de - 4 % selon nos indicateurs Livres Hebdo/I+C, il subit la plus forte baisse parmi les différents secteurs de l’édition au début de l’année. A l’image d’électeurs désabusés qui se sont massivement abstenus lors des deux derniers scrutins, les lecteurs se sont aussi détournés de ces analyses de questions d’actualité, apparemment plus attirés par l’histoire des deux conflits mondiaux commémorés cette année (voir LH 999, du 23.5.2014, p. 12-15). En 2013, avec un fléchissement de - 0,5 % en euros courants, ce rayon des essais et documents s’en était pourtant mieux tiré que l’ensemble du marché (- 1 %).
Petits prix
Face à ces incertitudes, quelques éditeurs multiplient les textes à petits prix, entre 10 et 12 euros, parfois moins, tentant de s’accrocher à l’agenda médiatique en recherchant les sujets récents mais potentiellement pérennes. Contre la réforme des collectivités territoriales, qui va soulever d’innombrables débats, Eric Gautier crie Vive le département ! (Atlande). A l’occasion de l’adoption cet été de la loi sur la prévention de la récidive, les Puf publieront à point une étude de Xavier de Larminat : Hors des murs : l’exécution des peines en milieu ouvert. Sur le phénomène du djihad en Syrie qui laisse le gouvernement impuissant, Dounia Bouzar se fait la porte-parole de nombreuses familles désemparées dans Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer (L’Atelier). Jean Robin s’est intéressé aux multinationales des nouvelles technologies qui soulèvent inquiétudes et critiques nombreuses depuis les derniers mois, dans Le livre noir des géants de l’Internet : espionnage généralisé, exploitation, vol des données, destruction d’emplois, etc., publié chez Tatamis, la maison qu’il a fondée en 2006. Exclusivement dédiée aux essais et documents et très marquée à droite contrairement à de nombreux éditeurs du secteur, Tatamis a accéléré son rythme de production en 2014, maintenu à un niveau soutenu à la rentrée avec près d’une douzaine de titres.
Médiatisé par l’affaire Dieudonné, l’antisémitisme décomplexé est aussi dénoncé dans l’édition avec quatre titres : Bréal, maintenant chez Studyrama, réédite l’étude d’Alexis Rosenbaum, tout simplement intitulée L’antisémitisme ; Michel Goldberg traite du phénomène à l’université dans L’antisémitisme en toute liberté (Le Bord de l’eau) ; Michel Gurfinkiel revient sur ses manifestations les plus récentes dans On ne vit que deux fois : quand l’antisémitisme renaît en Europe (Rocher) ; Paul Amar évoque son parcours dans Mes blessures (Tallandier) ; et Alexandre Feigenbaum se prononce Pour une charte du respect : 10 propositions pour combattre le racisme antijuif (Feuillage). Dans ce contexte, les Mémoires de Serge et Beate Klarsfeld, publiés chez Flammarion, prennent une valeur particulière.
L’économie au cœur de tout
L’analyse des problèmes économiques reste un thème inépuisable. Optimistes quand même, Les Economistes atterrés publient Le second manifeste (Les Liens qui libèrent), et non le deuxième, signe qu’ils auraient l’intention d’en rester là. Le même éditeur donne la parole à François Meyronnis pour une Proclamation sur la crise, tandis qu’Emmanuel Martin dénonce les acteurs de l’économie qui font peu de cas de L’argent des autres dans "Les insoumis", la collection d’intervention lancée par Les Belles Lettres en début d’année. Quand l’austérité tue. Epidémies, dépressions, suicides : l’économie inhumaine est le constat encore plus radical de David Stuckler et Sanjay Basu (Autrement), auquel fait écho celui de Claude Mineraud dans Le capitalisme : un mort qui tue (La Différence). La psychologue Claude Halmos veut déculpabiliser ceux qui doutent d’eux-mêmes en leur affirmant : Ce n’est pas vous qui êtes malade, c’est le monde : résister aux ravages psychologiques de la crise(Fayard). Bruno Colmant et Paul Jorion veulent Penser l’économie autrement (Fayard), et Steve Keen s’en prend à L’imposture économique (L’Atelier). Marc Roche, correspondant du Monde à Londres, auteur d’une enquête remarquée sur la banque Goldman Sachs en 2010, dit tout sur ses mauvaises fréquentations de la City dans Les banksters : voyage chez mes amis capitalistes (Albin Michel).
Les affreux de la finance
Valentine Oberti fait le portrait de celui qui a révélé les mauvaises manières de ces affreux dans L’homme qui fait trembler la finance mondiale : Hervé Falciani et le scandale HSBC (La Découverte). Une source d’inquiétude pour Jean-Christian Lambelet, professeur d’économie à l’université de Lausanne, en Suisse, qui se demande Qui a tué le secret bancaire ? Et autres essais, publié chez l’éditeur genevois Slatkine. Marc Fiorentino, jusqu’alors toujours publié chez Robert Laffont, arrive chez Stock, regonflé à bloc contre ces malfaisants en ordonnant : Faites sauter la banque ! Economisez de l’argent en remettant les banques à leur place. Douglas Levy liste Les escrocs de la finance : pyramide de Ponzi, subprimes et les arnaques au crédit (Pages ouvertes). Arrêtons de marchés au pas, suggère sous forme de calembour Pierre Ivorra (Le Temps des cerises). Hervé Guez et Philippe Zaouati militent quand même Pour une finance positive : parce que l’argent a aussi des vertus (Rue de l’échiquier).
Propositions et solutions
Jean Peyrelevade, qui fut lui-même banquier (P-DG du Crédit lyonnais), livre son Histoire d’une névrose, la France et son économie (Albin Michel). Et l’ancien chef d’entreprise Xavier Fontanet explique le blocage économique de leur pays aux Français qui s’étonnent du succès des autres dans Pourquoi pas nous ? (Fayard). Emile H. Malet fait un portrait de L’homme désemparé face au cirque économique (éditions du Moment). Pour Michel Camdessus, fort de son expérience d’ancien directeur du Fonds monétaire international, La scène de ce drame est le monde : douze ans à la tête du FMI (Les Arènes). Toujours fidèle à son premier éditeur (Nouveau Monde éditions), Pierre Gattaz aurait bien demandé aux Français encore un effort, mais le titre est déjà pris par le Marquis de Sade. Pas masochiste, le patron des patrons s’en tient donc à une exhortation collective : Français, bougeons-nous !. Concrètement, Eric Dupin a commencé par aller voir Les défricheurs : voyage dans la France qui innove vraiment (La Découverte), tandis qu’Olivier Le Naire a rassemblé dans Les voix de l’espérance. 10 grands témoins pour retrouver confiance : Jean Claude Ameisen, Cynthia Fleury, Françoise Héritier, Nicolas Hulot, Frédéric Lenoir, Abd Al Malik, Dominique Méda, Anne-Sophie Novel, Erik Orsenna, Pierre Rabhi, qui s’attachent à montrer que d’autres modèles sont possibles, dans une coédition Actes Sud/Les Liens qui libèrent. Félix Marquardt sera difficile à convaincre : Barrez-vous !, conseille-t-il aux jeunes coincés dans un pays bloqué (Fayard). Jeremy Rifkin voit poindre La nouvelle société collaborative (Les Liens qui libèrent). Mille et une nuits publie un Manifeste pour une société positive par le Mouvement pour une économie positive, qui veut changer la société sur la base de l’altruisme. Le Comité invisible, auteur anonyme en 2007 de L’insurrection qui vient, propulsé dans les meilleures ventes avec le soutien involontaire des policiers enquêtant sur l’affaire de Tarnac, revient avec une analyse de ces mouvements insurrectionnels qui ont marqué les dernières années, dans une adresse intitulée A nos amis (La Fabrique).
L’écologie, c’est la santé
Ces désordres économiques expliquent une partie de ceux de l’écologie, évoqués en termes de santé publique : Cessons de ruiner notre sol !, s’alarme Frédéric Denhez (Flammarion), mais ce n’est pas gagné pour Fabrice Nicolino qui explique L’empoisonnement universel : comment les produits chimiques ont envahi la planète (Les Liens qui libèrent). La fin du pétrole se rapproche et Patrick Piro s’interroge sur La transition énergétique ? (Belin). Corinne Lepage, ancienne ministre de l’Environnement (Génération Ecologie), pointe quant à elle L’Etat nucléaire, pour désigner la collusion entre Areva, EDF et la classe politique française (Albin Michel). Supposée soigner, l’industrie pharmaceutique contribue aussi aux risques de santé selon Ben Goldacre, médecin et chroniqueur britannique qui détaille Les noires dérives de l’industrie du médicament, préfacé par Philippe Even, et traduit au Cherche Midi. Ce même Philippe Even, interdit d’exercice de la médecine pendant un an à la suite de son Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux profite de ses loisirs forcés pour poursuivre sa croisade en listant des méfaits allant De la crédulité à la corruption médicale, toujours avec son éditeur Le Cherche Midi. Philippe Batifoulier déplore une marchandisation généralisée dans Capital santé : quand le patient devient client (La Découverte). Plus serein, Georges Vieilledent raconte sa vie de Médecin de campagne (Calmann-Lévy), exercée depuis plusieurs décennies dans la Haute-Loire. Dans Le moindre mal, François Bégaudeau fait le portrait d’une infirmière, Isabelle, chez l’éditeur Raconter la vie.
En cuisine
La nourriture, surtout l’industrielle, peut aussi poser des problèmes de santé publique, dont Michael Moss explique les origines dans Sucre, sel et matières grasses : comment les industriels nous rendent accrocs (Calmann-Lévy). Sur le même thème de la cuisine industrielle, Gilles-Eric Séralini et Jérôme Douzelet discutent Plaisirs cuisinés ou poisons cachés : dialogues entre un chef et un scientifique (Actes Sud). Hervé Nordmann prend la défense d’un succédané décrié : Aspartame, avec ou sans ? (Le Cherche Midi). Nathalie Constantin et Walter Wahli font de même avec un autre mal aimé : Le gras, un ennemi qui vous veut (parfois) du bien (De Boeck). Et l’éditeur EDP Sciences propose d’aborder un autre débat à la charnière de la santé et l’alimentation en 10 questions à Bernard Le Buanec sur les OGM. Plus légèrement, Jean-Claude Renard emmène ses lecteurs dans les Arrière-cuisines : enquête sur les petits secrets de la gastronomie française (La Découverte).
L’école, chantier permanent
S’il y a bien un événement prévisible en septembre, c’est la rentrée scolaire avec ses débats et ses discussions de circonstance, que les éditeurs supposent favorables à la publication d’analyses, d’essais, de témoignages sur l’école. Mara Goyet, enseignante d’histoire-géographie, s’est taillé une notoriété depuis son premier récit de prof de banlieue en 2003 chez Fayard. A présent chez Flammarion, elle propose dans Eclat du collège, son neuvième livre, une réforme du collège unique qui fera écho à Molière à la campagne, témoignage d’Emmanuelle Delacomptée, jeune enseignante d’un collège de campagne (Lattès). Ancien cadre dans l’informatique, Alain Amariglio livre ses impressions de retour Dans la classe (Equateurs), en l’occurrence un triple niveau CE2-CM2 dans une Zep, et a aussi son idée sur l’organisation du métier d’enseignant. Jean Tévélis, qui distille dans un blog ses bonheurs et misères de classe, en fait un livre : A l’école des cancres : coup de gueule d’un instituteur (City). Réformateur radical, le sociologue Edgar Morin veut repenser la formation dans Enseigner à vivre : manifeste pour changer l’éducation (Actes Sud), qui fera écho aux inquiétudes de François-Xavier Bellamy à propos de la rupture de la transmission culturelle dans Les déshérités ou L’urgence de transmettre (Plon). A la suite de l’ahurissante querelle du genre qui a perturbé la vie de quelques écoles au printemps, Belin propose dans sa petite collection bien nommée "Egale à égal" Les métiers ont-ils un sexe ? : pour sortir des sentiers battus de l’orientation des filles et des garçons. Et Geneviève Fraisse trace une ligne à distance des polémistes des deux bords dans Les excès du genre (Nouvelles éditions Lignes).
Prof à câliner
S’ils veulent exercer un peu de câlinothérapie à la rentrée, les chefs d’établissement pourront offrir à leurs équipes Un prof a changé ma vie, compilation de Vincent Rémy rassemblant les témoignages (tous positifs) de personnalités expliquant l’influence déterminante d’un de leurs enseignants. Pour Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, ce fut Martine Rebmann, sa prof de lettres en cinquième. Pour se défouler, les profs pourront aussi se jeter sur La tyrannie des parents d’élèves : dans les coulisses de l’école publique, une enquête d’Anna Topaloff (Fayard), journaliste à Marianne, ou faire circuler à la sortie des établissements parmi ces parents mal élevés une Petite histoire de l’enseignement de la morale à l’école (Jean-Daniel Baltassat et Michel Jeury, chez Robert Laffont).
Eddy Khaldi a enquêté sur Les dessous de l’école catholique (Demopolis), qui remet en cause l’égalité scolaire selon lui. Sans se poser autant de questions, Véronique de Bure s’adresse aux parents qui hésitent entre public et privé en exposant son expérience dans J’ai mis mon fils chez les cathos (Belfond). La laïcité à la base de l’enseignement public menacerait même le lien social selon Béatrice Mabilon-Bonfils et Geneviève Zoïa (La morale laïque ou La peur de l’autre, aux éditions de l’Aube). Par ailleurs, Béatrice Mabilon-Bonfils, professeure de sociologie et directrice du laboratoire Ecole, mutations, apprentissages (EMA), prédit avec François Durpaire La fin de l’école (Puf).
La gauche au piquet
Après une double ration d’élections qui laisse le PS et l’UMP assommés, les livres politiques sont d’une tonalité plutôt critique. Le premier visé est évidemment le pouvoir actuel. Jean-François Kahn, centriste extrémiste, crie A bas cette gauche-là (Plon). Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, s’adresse à Tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient (Don Quichotte). Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa analysent le divorce entre La gauche et le peuple chez Flammarion qui publie aussi l’avertissement de deux journalistes et deux historiens, Claude Askolovitch, Renaud Dély, Pascal Blanchard et Yvon Gastaut : Au secours, les années 30 reviennent !. Grand nostalgique, le chroniqueur engagé à droite Eric Zemmour fait remonter la racine des problèmes à la mort du général de Gaulle dans Le suicide français : ces quarante années qui ont défait la France (Albin Michel). Pas sûr qu’il se console avec un président sparadrap que décryptent Philippe Cohen et Laureline Dupont dans Sarkozy le retour : dans les coulisses d’une stratégie à haut risque (Fayard). Son successeur qui repousse encore plus loin les limites de l’impopularité trouve quand même un fidèle pour le défendre : l’avocat Dominique Villemot, ancien camarade de l’Ena, qui explique La gauche ordinaire : essai sur François Hollande (Privat SAS). Mathieu Laine, enseignant à Sciences po, se réfugie dans le rêve en imaginant Le discours d’un président que les Français aimeraient entendre (Lattès). Philippe Reinhard scrute La guerre des droites (First éditions). Observateur de cette faune à laquelle il a appliqué, quand il le pouvait, les rigueurs de la loi, le procureur général Eric de Montgolfier a mis à profit sa première année de retraite pour écrire Une morale pour les aigles et une autre pour les pigeons, confié à Michel Lafon, éditeur auquel il est fidèle depuis son premier livre.
Explications et portraits
Le résultat des derniers scrutins soulève un besoin d’explications que Charlotte Rotman tente d’apporter dans 20 ans et au Front : les nouveaux visages du FN (Robert Laffont). Sur la percée du parti de Marine Le Pen, Jacques de Guillebon et Luc Richard avancent une hypothèse audacieuse dans Le nouveau visage du Front national : patriotisme, gaullisme, anticapitalisme, socialisme (Rocher) : le FN serait en fait maintenant nourri aux idées de gauche. Pour Christophe Guilluy, la montée du FN résulte plutôt d’un abandon, qu’il explique dans La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion).
Les biographies politiques sont rares : Valentin Spitz résume dans son titre l’image du ministre de l’Economie, ex-titulaire du Redressement productif : Montebourg… et moi, et moi, et moi ! (L’Archipel). L’homme d’affaires-politique, acteur, bateleur insubmersible Bernard Tapie fait l’objet de deux livres de plus. L’un prend des allures d’affaire de famille, cette fois : son fils aîné Stéphane Tapie signe sans peur du calembour Tapie dans l’ombre (Michel Lafon). L’autre est une biographie plus classique d’André Bercoff : Bernard Tapie, Marine Le Pen, la France et moi : chronique d’une implosion annoncée (First).