Cela faisait deux ans que les éditeurs français de mangas redoutaient ce moment. Le 1er avril dernier, Shueisha, l'un des principaux groupes d'édition japonais, les a informés que Kazé Manga aurait désormais la première option sur l'intégralité de son catalogue. Cette société française, rachetée en 2009 par deux majors nippones, Shueisha et Shogakukan, est donc prioritaire sur les éditeurs historiques du manga en France pour les principaux achats de droits. Shueisha est l'éditeur de la plupart des hits du marché comme Naruto (Kana), One piece, Dragon ball ou Bleach (Glénat). De quoi donner des sueurs froides au secteur. "Seules les séries commencées sont intouchables, ainsi que leurs dérivés s'ils sont du même auteur, explique Raphaël Pennes, chez Kazé. En revanche, si demain un auteur déjà publié fait une nouvelle série, elle pourra être éditée par Kazé."
Concrètement, même si les droits des séries de manga sont signés titre par titre, One piece sera toujours édité par Glénat tant qu'Eiichiro Oda en restera l'auteur. Mais le Calendrier One piece, lui, est prévu le 10 octobre chez Kazé. "Il est évident que nos maisons mères, qui figurent, ensemble, parmi les dix plus gros groupes éditoriaux du monde, ont investi dans Kazé pour en faire l'un des piliers du manga et de l'animation japonaise, en France et en Allemagne, et à plus long terme dans le reste de l'Europe, poursuit Raphaël Pennes. Nous avons clairement l'objectif d'être dans le trio de tête du secteur d'ici à cinq ans."
Kazé ne pourra évidemment pas éditer tout le catalogue de Shueisha ; de nombreux titres passeront par les éditeurs licenciés. Cependant, cette orientation stratégique est symboliquement forte et plutôt blessante pour les éditeurs qui ont construit un marché florissant dans l'Hexagone. "Cette décision est récente, mais il est clair que cela va se compliquer pour nous", admet Christel Hoolans, la directrice éditoriale de Kana (Média-Participations), l'un des principaux partenaires de Shueisha avec Glénat. Même les autres éditeurs comme Kurokawa (Univers Poche), qui ne travaille pas directement avec Shueisha, ressentent l'onde de choc puisque "les partenaires historiques, désormais éconduits, risquent de devenir plus véhéments vis-à-vis des catalogues d'autres éditeurs qu'ils ne sollicitaient peu ou pas jusqu'à présent", estime Grégoire Hellot, le directeur de collection.
Chez Soleil, Iker Bilbao est assez fataliste, prévoyant une hausse de la production par les grosses maisons pour asphyxier les plus petites. En effet, pour lui, "le marché français est une anomalie : on ne peut pas avoir dix éditeurs de manga alors qu'ailleurs il y en a à peine trois ou quatre qui en vivent".
MADE IN FRANCE
Prévoyant les tensions, les éditeurs français ont commencé il y a deux ans à prendre leur indépendance par rapport à leurs homologues nippons et développent des créations maison. Ki-oon lancera le 28 juin Prophecy de Tetsuya Tsutsui, une série sur laquelle le mangaka a travaillé directement avec les deux responsables de la maison. "La création permet de développer un nouvel axe très stimulant, et comme les Japonais sont de plus en plus présents sur le marché français, c'est un moyen de se protéger", estime Ahmed Agne. Ankama aussi opte pour le "made in France" avec Dofus, vendu à un million d'exemplaires, ou prochainement un manga Wakfu ainsi que City hall, une création signée Guillaume Lapeyre et Rémi Guérin. "Nous avons envie de privilégier cet aspect-là en manga plutôt que de nous positionner trop activement sur le marché déjà très chargé de l'achat de droits", justifie Olivier Moreira, le responsable commercial. Après plusieurs lancements de traductions il y a un an, Ankama se concentre sur la traduction de Soil.
De plus, la décision de Shueisha intervient alors que le secteur est en pleine réorganisation. Une petite dizaine d'éditeurs se partagent toujours le marché. Glénat, avec près de 30 % de part de marché, reste leader du secteur grâce notamment à One piece, qui lui fournit tous les deux mois un volume tiré à 135 000 exemplaires. La série, bien aidée par la diffusion depuis 2010 du dessin animé à la télévision, recrute toujours de nouveaux lecteurs puisque le tome 1, qui est paru il y a douze ans, s'est vendu à 400 000 exemplaires en cumulé, dont le tiers durant ces trois dernières années.
2012 s'annonce assez bien pour l'éditeur grenoblois puisque Mei's butler et Princesse Sakura ont pris le relais de Kilari, terminé en octobre. "Comme le marché est difficile, les ventes se polarisent sur les valeurs sûres, ce qui nous est profitable", observe Stéphane Ferrand, qui s'occupe de Glénat Manga. En effet, le marché a fini 2011 sur une baisse modérée de - 1,2 % par rapport à 2010, et plonge depuis janvier à - 4,3 % en volume (- 2,6 % en valeur). Une chute à relativiser car, comparativement au premier trimestre 2011, il n'y a pas eu de publication chez Kana du titre leader du marché, Naruto (225 000 exemplaires de tirage), en mars 2012.
Kana, qui est passé d'un rythme de 6 à 3 Naruto par an, perd depuis janvier une place en part de marché et passe derrière Pika. La filiale d'Hachette connaît au contraire un excellent début d'année avec le lancement de Billy Bat et le succès de GTO, ainsi que Fairy tail, stimulé par la diffusion depuis janvier du dessin animé sur Direct Star. La parution le 3 juillet de Sailor moon, dans une version complètement repensée de ce succès des années 1990 sur TF1, devrait permettre à Pika de se maintenir.
Enfin, dernier gagnant de ce début d'année 2012, Ki-oon (+ 7 % en 2011 et + 30 % depuis janvier) passe devant Kazé. Pour sa troisième année d'existence, la filiale des Japonais est handicapée par la multitude de séries lancées, qu'il faut poursuivre même si elles ne séduisent pas forcément les lecteurs, au risque de grever la progression mensuelle de la maison. Kazé mise sur la rentrée avec la publication de Kyo-Ichi, l'un des premiers titres de l'auteur d'Ikigami, et surtout Level E, de l'auteur de Hunter X Hunter.
RÉDUCTION DE LA PRODUCTION
Autre modification du paysage, le rachat de Soleil par Delcourt, il y a un an, a entraîné la concentration de trois labels manga sous le même toit : Delcourt-Akata, Tonkam et Soleil. "Pour les enchères, nous réalisons une primaire entre les trois marques de Delcourt car il est absurde de se concurrencer en faisant grimper les prix !" indique Iker Bilbao chez Soleil, satisfait du rapprochement qui permet des opérations communes comme celle sur le Shôjo, le point fort d'Akata. Enfin, parmi les changements marquants de ce début d'année, un acteur historique du secteur, Pierre Valls, qui avait cocréé Pika, a quitté ses fonctions en décembre. Il a été remplacé par Kim Bedenne, une Française bilingue, l'ancienne responsable des droits du troisième géant japonais, Kodansha. Cela donne à Pika, qui a noué depuis des années un partenariat privilégié avec le groupe nippon puisqu'il dispose d'une première option sur le catalogue, une longueur d'avance car elle connaît tous les projets des concurrents et les séries sur lesquelles mise Kodansha.
Dans ce contexte de polarisation de la production et de contraction du marché, les éditeurs poursuivent leur action vertueuse de réduction des publications. Pika a édité 15 % de titres en moins en 2011 tout en maintenant son chiffre d'affaires ; tout comme Doki-Doki, le label manga de Bamboo, qui progresse avec 15 nouveautés de moins. Les séries qui s'arrêtent ne seront plus remplacées systématiquement chez Sakka (Casterman), qui a cessé l'an passé Bobobo-bo Bo-bobo ou Mirai Nikki. "Ça ne sert à rien de racheter à tous crins pour compenser", explique l'éditrice, Nadia Gibert. Pas de précipitation non plus chez Kurokawa (Univers Poche), qui a fini l'année à + 8 % et attend au second semestre la sortie mondiale de Resident Evil Maehawa Desire, licence très disputée, adaptée du jeu vidéo. Même prudence en 2011 pour Delcourt-Akata. "Nous avons réussi à réguler nos parutions, baissant la production de 20 % l'an passé", avance Perrine Baschieri. En 2012, la maison fête ses 10 ans avec un riche programme qui conforte sa position de leader sur le segment du shôjo (Switch girl de Natsumi Aida) et la relance sur le shonen avec Undead ou Hadès, chasseur de psycho-démons.
En réduisant le nombre de parutions, les éditeurs espèrent mieux accompagner la nouveauté. Pour Thermæ Romæ, Casterman a fait "le plus gros lancement manga de [son] histoire", de l'aveu de Nadia Gibert, avec notamment une colonne antique - le manga se passe dans des bains romains - présentant les volumes. Un concours où le libraire se prenait en photo devant la colonne permettait de gagner un voyage à Rome, et pour l'éditeur, c'était un moyen pour que le présentoir reste en magasin. Plusieurs éditeurs comme Ki-oon avec Prophecy, Doki-Doki avec Dictatorial grimoire ou prochainement Komikku éditions (voir ci-contre) distribuent des milliers de livrets d'extraits entretenant la curiosité sur une série à venir.
A LA PLAGE COMME EN MONTAGNE
Glénat, de son côté, accompagne ses lecteurs sur leurs lieux de vacances. L'an passé, l'éditeur s'était entendu avec les clubs Mickey. Le partenariat est renouvelé cet été, et ces centres de jeux sur les plages proposent désormais des animations One piece ou Chi. En hiver, pour la publication du manga sur la montagne Hors piste, Glénat a noué un partenariat avec France Montagne pour se retrouver dans toutes les stations de ski. L'éditeur s'associe aussi à ses concurrents Kazé et Toei Animation pour créer, du 30 juin au 11 juillet, un corner de 100 m2 à la Fnac des Halles autour de deux séries phares de Shueisha : One piece et Toriko. Les vendredi 6 et samedi 7 juillet, Toei diffusera au Forum des images les films inédits de ces deux mangas en 3D.
Le grand rendez-vous du secteur, Japan Expo, du 5 au 8 juillet à Paris-Villepinte, donne aussi lieu à une concentration d'initiatives. Doki-Doki, qui dispose d'un nouveau Sun-Ken Rock et d'un Puella magi madoka magica, prévoit un concours de cosplay ainsi que la vente de mangas prédédicacés par les auteurs. Kana lancera en fanfare pendant la manifestation le shojo Piece de Hinako Ashira, le shonen gothique Red Raven et Buster Keel. Tonkam a prévu pour Médaka-Box, sa grosse licence car dernier grand succès au Japon, un livre géant à l'entrée du salon, la distribution de 40 000 paquets de mouchoirs à l'effigie de l'héroïne, 5 000 bouteilles d'eau, 25 000 livrets... Le manga qui ne sort qu'au début de septembre bénéficiera d'une nouvelle vague de promotion, notamment à la télévision.
Chez Kazé, qui a réussi à réduire ses taux de retour après avoir changé de diffuseur, Raphaël Pennes espère une "meilleure marge de fonctionnement qui va nous permettre d'insuffler plus de budget à la communication". A Japan Expo, la surface de vente de l'éditeur a doublé et, à contre-courant des autres stands, ne présentera pas de nouveautés mais des hits du catalogue comme Blue exorcist ou Beelzebub ainsi que des titres parus depuis quelque temps et passés inaperçus.
Le secteur n'est pas avare de bonnes résolutions. Moins de titres, mieux travaillés, mais aussi des séries que l'on termine par respect du public et pour conserver la confiance des partenaires japonais. Coq de combat est donc repris chez Delcourt-Akata après quatre ans d'arrêt en raison d'un litige entre les auteurs. Evangelion, stoppé en 2008, revient chez Glénat en novembre. Soleil relance Yaiba et Higanjima : l'île des vampires.
DE 7 À 77 ANS
Enfin, comme c'est déjà le cas depuis deux ans, les efforts stratégiques se concentrent sur le recrutement de lecteurs. Les succès des Gouttes de Dieu (Glénat) puis de Jésus et Bouddha (Kurokawa, 60 000 ex.), de Bride stories (Ki-oon) ou, dernièrement, de Thermæ Romæ (Sakka) montrent que "le manga devient de plus en plus adulte et touche le public avec des thèmes moins attendus", constate Nadia Gibert, qui poursuivra son travail avec Jiro Taniguchi en publiant le manga Enemigo, ainsi que son autobiographie sous forme d'entretiens avec Benoît Peeters, L'homme qui dessine.
Glénat inaugurera à la rentrée des romans One piece, proposant des histoires inédites et non des novélisations du manga comme la série en "Bibliothèque verte". "Cette forme rassure les parents souvent réticents à l'idée d'acheter un manga à leurs enfants, explique Stéphane Ferrand. Ces histoires en un volume sont un relais inédit pour recruter de nouveaux lecteurs." Ki-oon prépare aussi un label roman pour la rentrée 2013 et, auparavant, une collection grand format qui pourrait séduire les lecteurs de BD franco-belges. "Nous publions deux titres de l'auteure de Bride stories, Kaoru Mori, car le lecteur qui grandit ne veut pas que des seinen, analyse Cécile Pournin. Il y a une place pour une offre patrimoniale."
Soleil cible le lectorat bobo avec ses adaptations de classiques en manga comme celle du Capital, qui est désormais cité dans un manuel scolaire de Nathan ou celle d'A la recherche du temps perdu (4 000 ventes). Mais pour ces quelques succès, combien d'échecs ? Raphaël Pennes rappelle que "les chiffres de ventes sont très clairs : le marché du seinen repose sur trois titres et pas un seul de plus ; il est donc très dur d'installer sur le haut du podium une nouvelle oeuvre".
A l'autre extrémité de la tranche d'âge du lectorat de manga (9-18 ans), les collections pour enfants sont plus simples à imposer. Kurokawa enregistre la bonne tenue d'Inazuma eleven et de Pokemon noir et blanc. Glénat a connu un incroyable succès avec son petit chat Chi, un manga en couleurs à plus de 10 euros. Ki-oon lui emboîte le pas en inaugurant cette branche, qu'il n'a jamais travaillée, avec une nouveauté en couleurs à l'occasion du Salon de Montreuil, entre Miyazaki et Alice au pays des merveilles. Kazé prévoit en septembre deux licences Kids car "le créneau des plus jeunes est clairement sous-exploité par les éditeurs de mangas". Disney associera son image à une collection de BD japonaise en fin d'année avec la parution des séries Kingdom hearts et Princesse Kilala chez Pika. Dans sa branche, Delcourt-Akata cible un public plus jeune avec des shôjo éducatifs à paraître comme Love sous life ou Les secrets de Léa.
Et pour séduire les lecteurs de demain, les éditeurs commencent à proposer une offre numérique qui, certes, ne permet pas encore de recruter de nouveaux mangavores, mais présente une alternative légale au piratage. Démentant les prévisions, les Japonais ont fini par céder des droits numériques ces derniers mois, et Pika a même pu lancer un catalogue numérique suite à un accord en mars avec Kodansha. « Comme prévu, le manga numérique ne se vend pas, explique Alain Kahn, président de Pika. Mais il s'agit surtout de couper l'herbe sous le pied des pirates et de convaincre les Japonais de passer par leurs partenaires français pour le numérique. »Naruto est attendu prochainement en ebook, tandis que Sakka est parvenu à obtenir les droits de Mirai Nikki, Thermæ Romæ, les titres de Taniguchi et prochainement Skip beat, leur succès actuel. Ce n'est donc pas sans atouts que les éditeurs s'apprêtent à affronter le changement.
LES PRINCIPAUX ÉDITEURS
Sur un marché en baisse de 2,6 % en valeur et de 4,3 % en nombre d'exemplaires vendus à un an d'intervalle, Glénat renforce sa position de 2 points. Kana en perd 6, et Kurokawa et Delcourt s'effritent au profit de Pika (3 points de plus), Ki-oon et Kazé.
En nombre de volumes vendus de janvier à mai 2012.
UN NOUVEAU LIEU POUR LES GEEKS
Cédric Littardi, qui vient de quitter Kazé, la société spécialisée dans la culture manga qu'il avait fondée avant de la revendre aux Japonais de Shueisha-Shogakukan, s'est associé à un copain de lycée qui travaille dans la restauration pour créer le Dernier bar avant la fin du monde (1). Comme l'indique son nom, choisi en référence au "restaurant avant la fin du monde" de Douglas Adams (Guide du voyageur galactique), il s'agit d'un bar à destination des "geeks" qui, depuis la génération Goldorak, ont besoin de lieux de rencontres et d'échanges en dehors des forums virtuels ou des Japan Expo temporaires. Installé au 19, avenue Victoria, à Paris (1er), dans le même bâtiment que le théâtre du Châtelet, le site a ouvert en partie mi-juin, mais l'ensemble de l'espace composé de trois niveaux sur 400 m2 sera pleinement opérationnel en septembre. Il devrait séduire les amateurs de science-fiction, de fantasy, de manga, de jeux vidéo ou de jeux de rôles.
Le bar se veut aussi un espace culturel qui accueillera des expositions, des dédicaces, des showcases, des conférences scientifiques. Il n'y aura pas de librairie à proprement parler, mais des bibliothèques et des ludothèques. Au niveau - 2, l'espace Oz sera dédié à l'univers manga avec un home cinéma et un karaoké. On y célébrera notamment, tous les 5 décembre, la Journée mondiale du Ninja.
(1) www.dernierbar.com
Komikku devient éditeur
Le libraire parisien Sam Souibgui, qui tient Komikku (1), aura mis deux ans pour monter sa maison d'édition. Il n'est pas simple de s'implanter dans le domaine du manga, où la plupart des éditeurs ont près de dix ans d'activité derrière eux. Rares sont les créations récentes qui tiennent le coup. La première difficulté est de se faire adouber par les Japonais vendeurs de droits. Les impétrants français sont souvent obligés de faire leurs preuves en éditant des bandes dessinées coréennes au potentiel commercial moindre. Mais Sam Souibgui dispose d'un précieux sésame, puisqu'il travaille avec Tuttle-Mori, la plus grosse agence au Japon, qui l'a introduit auprès des éditeurs nippons les plus importants. Une chance qu'il doit au parrainage de deux de ses futurs concurrents et néanmoins amis : Ahmed Agne et Cécile Pournin, de Ki-oon, qui l'ont recommandé.
Les premiers titres de Komikku éditions paraîtront en octobre avec une diffusion Interforum. C'est sa soeur Sonia, libraire de formation, qui prendra la direction de la librairie, tandis que Sam Souibgui se concentrera sur l'édition. "Je prévois de gros efforts en termes de marketing et de communication pour chaque titre, car le secteur a besoin de nouveaux acteurs dynamiques", souligne celui qui a vu depuis 2008 une marée de mangas déferler dans sa librairie sans appui promotionnel. "Il faut donner des outils aux libraires", martèle-t-il alors qu'il réfléchit à fabriquer des sacs en plastique co-brandés ("mon budget sac est de 4 000 euros par an chez Komikku !"). La première série, en trois tomes, L'île infernale de Yusuke Ochiai, sera accompagnée d'un livret de prépublication à la Ki-oon, de bandes-annonces vidéo, de services de presse pour les libraires spécialisés un mois avant la sortie, promet-il. La ligne éditoriale du nouvel éditeur sera semblable à l'assortiment de sa librairie, puisqu'il misera sur "la diversification, seul avenir du manga", proposant du manga pur, mais aussi de la jeunesse, de la cuisine, des carnets de voyage... 20 à 25 titres sont prévus la première année. "Mon but n'est pas de noyer le marché, mais de le redynamiser."
(1) Voir LH 826 du 18.6.2010, p.76.
L'option indé
Complémentaires, les éditeurs indépendants Cornélius, IMHO et Le Lézard noir proposent de la bande dessinée japonaise en marge de la production habituelle. Portraits.
Quoi qu'on en pense, la production manga ne se résume pas au shonen et au shôjo. Trois éditeurs indépendants en font de longue date la démonstration en creusant chacun un sillon spécifique, en dehors de la production attendue.
CORNÉLIUS OU LE PATRIMOINE
Régulièrement chroniquées dans la presse culturelle, les publications de Cornélius sont bien connues des amateurs du 9e art. Maison de bande dessinée indépendante, proche de L'Association, elle a été fondée en 1991 par Jean-Louis Gauthey. Dans son prestigieux catalogue se côtoient les travaux de Blutch, de Trondheim, de Crumb, de Charles Burns ou de David Mazzucchelli, mais aussi, depuis 2004, des grands noms du manga à raison de trois ou quatre titres par an. Centrée sur le patrimoine japonais, la maison a fait découvrir en France un classique nippon jusqu'alors jamais édité, Shigeru Mizuki, entre autres un des fondateurs du manga d'horreur. Au second semestre, Cornélius annonce d'ailleurs un nouveau titre de Mizuki, premier tome d'une trilogie autobiographique. Parmi les autres auteurs appartenant désormais au patrimoine, on trouve aussi Yoshihiro Tatsumi (L'enfer) ou Osamu Tezuka (Prince Norman) mais aussi Shohei Kusunoki, Susumu Katsumata ou Shinichi Abe.
IMHO OU LES JEUNES AUTEURS CONTEMPORAINS
Créées par Benoît Maurer, un ancien de J'ai lu et du magazine Japan Mania, les éditions IMHO, acronyme de in my humble opinion ("à mon humble avis"), constituent une tête chercheuse dans la jeune génération d'artistes mangakas japonais. IMHO est né en 2003, en plein boom manga, et a connu de gros succès, notamment avec Cinderalla de Junko Mizuno, entraînant un développement incontrôlé de la maison avec des collections d'essais, de romans, etc. Depuis deux ans et un changement de diffusion (passage chez Harmonia Mundi), le catalogue se recentre sur le manga, qui représente 80 % de la production. Les nouveautés, toujours au format B5 (14,7 × 21 cm), s'articulent autour de deux lignes : d'un côté, des auteurs inconnus qui viennent de publier leur premier manga au Japon et proposent un style graphique pop et contemporain nouveau ; de l'autre, des travaux plus pointus d'auteurs qui évoluent dans le manga "mainstream", comme Usamaru Furuya (Litchi Hikari Club). Parmi les titres à paraître, Benoît Maurer annonce prochainement un 2e volume de Pilou de Junko Mizuno, ainsi que Mindgame de Robin Nishi. Il est en discussion avec deux auteurs majeurs pour célébrer dignement l'année prochaine les 10 ans de la maison.
LE LÉZARD NOIR DU CÔTÉ OBSCUR
Diffusé comme IMHO par Harmonia Mundi, Le Lézard noir explore la face obscure de la BD japonaise. Son nom reprend le titre d'un roman d'Edogawa Ranpo, d'une pièce de Mishima et d'un film de Fukasaku, marquant la volonté de la maison de s'intéresser au romantisme noir et au japonisme décadent. A la clef, des ouvrages à ne pas mettre entre toutes les mains, comme La chenille de Suehiro Maruo, sur les rapports sexuels entre un homme-tronc et sa femme, mais toujours contextualisés aux travers de préfaces. Ainsi, Anjin-san (une leçon de sagesse) de George Akiyama, publié en juin, est précédé d'un texte expliquant la philosophie de l'éveil. A raison de 10 titres par an, dont une collection jeunesse avec Moomin, Le Lézard noir montre "un Japon réel, loin de celui fantasmé dans les mangas "mainstream"", explique son fondateur, Stéphane Duval, un ancien disquaire marié à une Japonaise. Il a ainsi édité Vagabond de Tokyo, sur les laissés-pour-compte de la bulle économique nippone des années 1980. Par ailleurs directeur de la maison d'architecture de Poitiers, Stéphane Duval allie ses deux passions puisqu'il édite le catalogue de l'exposition "Mangapolis", sur la ville dans la bande dessinée japonaise.