A l’heure du bouclage de ce dossier, les éditeurs scolaires avaient enfin pu prendre connaissance des programmes du collège qui seront appliqués à la rentrée 2016. Ils n’en pouvaient plus d’attendre. "Chaque semaine qui passe entraîne plus d’investissements, il faut augmenter le nombre des intervenants pour compenser le manque de temps", s’inquiétait Véronique Hublot-Pierre, directrice générale de Didier, une des maisons du groupe Hachette. "On a envie d’y aller, on aimerait bien démarrer la course", s’impatientait Françoise Fougeron, directrice générale de Nathan Education. Le Conseil supérieur des programmes devait les publier l’an dernier, puis les avait promis pour cet hiver. Ils ont finalement été rendus publics cette semaine, mais la consultation des enseignants ne devait démarrer qu’après les vacances de printemps. L’approbation définitive est repoussée à septembre. Au vu de l’opposition manifestée d’emblée par une partie des enseignants, la version finale risque d’être différente. D’ici là, les éditeurs ne seront pas à la plage, mais ils devront quand même commencer à bâtir leurs manuels sur le sable d’une version provisoire.
Comme dans la mode
Comme dans la mode, les nouveautés qui sortiront à la rentrée prochaine appartiennent déjà au passé pour les professionnels de l’édition scolaire, d’autant qu’ils sont impatients d’oublier l’année en cours, aussi médiocre que les deux précédentes. "Le marché scolaire a encore baissé l’an dernier, de 6,5 % au total", déplore Pascale Gélébart, directrice de l’association d’éditeurs scolaires Savoir Livre. La chute s’est aggravée au collège, à - 20 %. Le lycée se porte mieux, mais n’a pas suffi à compenser le repli du secondaire général, à environ - 10 %. Les filières technologiques et professionnelles reculent de 13 %, et le primaire confirme sa relative stabilité, à - 3 %. Ce marasme prolongé a conduit les actionnaires familiaux de Belin à la vente de cette maison fondée à la fin du XVIIIe siècle, maintenant propriété du groupe de réassurance Scor. Eyrolles s’est aussi séparé de GEP éditions, petit spécialiste de filières professionnelles repris en 2007 et tout juste cédé au Génie des glaciers. Basé à Chambéry, diffusé par Géodif, filiale d’Eyrolles, cet éditeur qui publie pour les BTS a vu son chiffre d’affaires baisser depuis quelques années et veut ainsi relancer son activité.
Au collège, le ministère de l’Education nationale a reconduit pour 2015 le même budget pour les achats de manuels et autres frais divers d’équipements des élèves, soit moins d’une vingtaine de millions d’euros pour les établissements publics. "Les ventes dépassent quand même ce montant", tempère Odile Mardon, directrice du secondaire chez Hachette Education, "mais elles sont à un niveau historiquement bas", ajoute Célia Rosentraub, directrice générale d’Hatier. "Certains recteurs ont envoyé des courriers aux chefs d’établissement leur recommandant de n’acheter que les manuels nécessaires au remplacement des exemplaires perdus ou abîmés", déplore Frédéric Fritsch, directeur général de la Librairie des étudiants, spécialiste du scolaire. Dans ces conditions, les éditeurs publient très peu ou pas du tout pour le collège. Quelques manuels de langue (Bordas, Didier, Nathan), d’enseignement moral et civique, des cahiers d’exercices en maths (notamment Magnard, avec Sésamath), et c’est à peu près tout.
Les investissements sont un peu plus soutenus au primaire. "Les budgets alloués par les communes restent stables d’une année sur l’autre, qu’il y ait une réforme ou pas. Nous avons programmé 19 nouveautés, dont 4 manuels, notamment en maths et en lecture", mentionne Mahin Bailly, directrice générale de Magnard (groupe Albin Michel). Belin publie aussi "une méthode de lecture ambitieuse, Tyl et ses amis, avec ses albums, nous y travaillons depuis deux ans", insiste Sylvie Marcé, sa directrice générale. L’éditeur publie en maths, y compris à destination de la maternelle grande section, de même qu’Hatier, pour la première fois, indique Célia Rosentraub. Car la maternelle a aussi son programme, le premier à être publié, et les éditeurs ne négligent plus aucune niche de marché. Retz y consacre ainsi 40% de ses nouveautés, souligne Philippe Champy, son directeur général.
Tous comptent aussi sur les cahiers d’exercices et d’écriture, qui doivent être renouvelés chaque année et assurent un minimum d’activité, se console Gilles Brochen, directeur général de Sedrap, éditeur uniquement en primaire, basé à Toulouse. Pour se maintenir, il a diversifié sa production vers les albums jeunesse, entre autres domaines, et a "passé à la paille de fer tous les frais généraux et les postes de dépenses, sans toucher au personnel". Il a aussi confié la diffusion-distribution de tout le catalogue en librairie, y compris scolaire, à la Sofédis-Sodis, tout en maintenant son réseau de délégués pédagogiques.
Efforts au lycée
L'essentiel des efforts des éditeurs se porte sur le lycée. Ceux des filières générales (ES, L, S) que sont Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard, Nathan, publient 8 à 10 manuels dans les principales disciplines pour les classes de première, et en français pour les classes de seconde. Presque tous vont couvrir le nouveau programme d’enseignement moral et civique. Didier reste sur ses spécialités, les langues, les maths, avec une incursion vers le français. Bordas fait de même en ajoutant des publications en sciences économiques et sociales. "Nous poursuivons le renouvellement démarré l’an dernier. Les manuels datent de quatre ans, la nouvelle génération tient compte de l’expérience acquise depuis le début de l’application de la réforme au lycée", explique Françoise Fougeron. Le taux de renouvellement est toutefois assez variable, et généralement faible. "En 2014, il a atteint 25 % des effectifs en maths, mais c’était inférieur dans les autres matières, avec des différences suivant le mode de financement retenu par les régions, et la nature des établissements, publics ou privés", remarque Odile Mardon. Dans les régions qui subventionnent les établissements, le taux oscillait entre 5 et 10 %, contre 10 à 20 % dans celles qui aident directement les familles.
Les éditeurs des filières technologiques et professionnelles subissent également le contrecoup d’un reflux après quelques années plus intenses dues à une série de changements de programmes, et à la généralisation du bac professionnel en trois ans. Ils bénéficient toutefois du renouvellement constant des cahiers et pochettes qui caractérisent leur production. La concurrence entre les trois principaux acteurs que sont Nathan Technique, Hachette Technique et Foucher (filiale d’Hatier, appartenant au groupe Hachette Livre) est toutefois intense. "Nous publions une soixantaine de nouveautés cette année. Le marché est plus difficile, mais devrait se stabiliser. Il est constitué à environ 70 % d’achats récurrents de cahiers consommables", rappelle Charles Bimbenet, directeur de Nathan Technique. La publication constante de nouveautés, dont une partie relève plutôt des mises à jour, est aussi un argument marketing et une nécessité dans des filières professionnelles où les réglementations appliquées aux métiers, les méthodes, les technologies changent aussi très vite. Foucher n’est pas en reste, avec une quarantaine de nouveautés, entre les filières technologiques, professionnelles et les BTS, indique Dominique Lerch, sa directrice éditoriale. Caroline Boulassier, directrice d’Hachette Technique, préfère la prudence et a réduit ses investissements, à environ une trentaine de nouveautés.
Quelles innovations dans le numérique scolaire ?
Faute de crédits d’acquisition, le marché du numérique scolaire reste proche de zéro. Mais les éditeurs poursuivent recherches et expériences.
Si leur volume de vente mesure l’évolution de l’utilisation des supports numériques, alors il ne s’est quasiment rien passé jusqu’à maintenant dans le scolaire. Les éditeurs l’évaluent à l’unanimité à moins de 1 % de leur chiffre d’affaires, alors qu’ils proposent tous des versions dématérialisées de leurs manuels. Même chez Lelivrescolaire.fr, éditeur pourtant nativement numérique, la vente de manuels imprimés représente encore 90 % du chiffre d’affaires. Il faudra une accélération considérable pour que ces contenus représentent 60 % du budget d’acquisition des ressources en 2020, ainsi que le souhaite le ministère de l’Education nationale dans son plan numérique.
Il suffirait d’affecter les crédits nécessaires, estiment les éditeurs, qui regrettent précisément cette pénurie. C’est en tout cas attendu des élèves et de leurs parents : 61,3 % et 67,5 % d’entre eux souhaitent disposer de manuels en version numériques, selon la concertation sur le numérique ouverte par le ministère de l’Education nationale. Les enseignants sont moins enthousiastes : 47,2 % d’entre eux les trouvent "avantageux pour les élèves". Car il reste à résoudre des problèmes d’équipement techniques dans les établissements, et de formation des enseignants.
La filière travaille à cet avenir en conduisant des recherches au-delà de la simple transformation des manuels papier en version numérisée ou enrichie. Belin, Nathan et Retz (Editis) font ainsi partie des dix sélectionnés du dernier appel à projets du programme des investissements d’avenir dans l’e-éducation. Le premier conduit une plateforme de soutien scolaire en français et en maths, à la charnière du passage primaire-collège. Nathan dirige aussi un projet de soutien dans les mêmes matières, mais en s’appuyant sur l’usage pédagogique de tablettes à grande échelle. Retz contribue à la partie pédagogique du projet R@cine, qui insère dans un flux numérique à destination de l’enseignant les activités que les élèves réalisent toujours avec les outils habituels - papier et crayon. Gutenberg, plateforme de publication et de gestion de contenus éducatifs, nouveau venu dans le secteur, est retenu pour ses recherches sur un système d’apprentissage personnalisé. Enfin, Tralalère, éditeur jeunesse et de jeux éducatifs, développe un service de création et de distribution de livres numériques enrichis au format ePub 3.
Appels à projets
Via sa nouvelle Direction du numérique, l’Education nationale lance aussi des appels à projets pour encourager l’innovation. Le Web pédagogique a vu son système d’authentification des enseignants dans les espaces numériques de travail (ENT) retenu dans l’un d’entre eux, mentionne Vincent Olivier. Fondateur de ce qui était au départ une plateforme de blogs et un réseau social pour enseignants, c’est un ancien d’Editis (qui s’appelait alors Vup) et de son aventure américaine chez Houghton Mifflin. Le site est devenu éditeur de manuels numériques pour le collège, entièrement dédié à l’univers Apple. "Et nous ne ferons pas de version imprimée, la démarche est trop différente", assure-t-il.
Hachette en tant que groupe reste en dehors de ces programmes, développant en interne sa plateforme de production, avec l’objectif de la mutualiser aussi pour ses filiales scolaires en Espagne et en Grande-Bretagne. Belin a déjà développé une plateforme de ce type, Edulib, qui permet aussi aux enseignants de s’approprier, d’enrichir, d’adapter les manuels de l’éditeur comme ils l’entendent. Mais il n’a trouvé que Magnard comme utilisateur et partenaire, avec qui il a créé une filiale commune. "C’est un projet qui répond exactement aux besoins des enseignants, mais son modèle économique ne passe pas", regrette Pierre Mathieu, directeur de Canopé 19, l’antenne corrézienne du réseau public de ressources pédagogiques. A 5 euros environ la licence annuelle par élève, tarif pratiqué par l’ensemble des éditeurs, ce n’est pas dans le budget des établissements. "On a parfois fourni des licences à certains établissements à titre amical", assure Frédéric Fritsch, directeur général de la Librairie des étudiants (LDE), devenu le principal revendeur de manuels scolaires, depuis Strasbourg.
L’innovation peut se situer aussi en amont de la classe, dans la réalisation des manuels. Sésamath, puis Lelivrescolaire.fr et maintenant Le Web pédagogique ont mis au point une organisation à distance qui rassemble plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, d’enseignants contributeurs pour réaliser des manuels. Celle de Sésamath, sans hiérarchie mais très élaborée, est la plus originale. Elle a servi à la réalisation de manuels de maths, édités en Côte d’Ivoire et diffusés aux collégiens d’Afrique de l’Ouest à partir de la rentrée prochaine. Avec Bordas, Sésamath a inauguré une autre forme de coopération pour le manuel de maths en 1re, l’éditeur réalisant la version imprimée revue par l’association, qui en mettra le PDF en libre accès sur son site.
L’inventivité peut aussi se trouver en aval, dans l’offre commerciale. Nathan Technique propose ainsi depuis la rentrée 2014 la version numérique comprise avec le manuel papier, "auquel nous avons appliqué une hausse de prix acceptable. L’accès numérique est activable via un code fourni avec le livre. Elle est consultable uniquement en ligne, ce qui limite le piratage. Nous proposons aussi des services interactifs que l’enseignant peut piloter à distance", explique Charles Bimbenet, directeur de cette branche de Nathan. Didier, spécialiste des langues, a pour sa part mis au point l’équivalent d’un labo de langues à distance, d’abord pour l’enseignement du français comme langue étrangère, avant de l’étendre à toute sa production, précise Véronique Hublot-Pierre, directrice générale.
Renforcer l’attraction
Chez les géants des nouvelles technologies, il y a davantage une recherche d’adaptation des produits qu’une réelle innovation. La principale est venue d’Apple, en 2012, avec le lancement d’iBooks Author, un logiciel dédié à l’édition de livres sur iPad, révisé l’an dernier. Un moyen de renforcer l’attraction de la première tablette du marché, qui s’est imposée dans plusieurs appels d’offres en France, au collège ou au primaire. Depuis janvier, Amazon en a copié le principe avec Kindle Textbook, pour la version tablette de ses Kindle. Microsoft ne propose rien de tel, mais l’écosystème de Windows est tellement vaste qu’il comprend déjà les logiciels nécessaires, à commencer par Indesign. Quant à l’univers Android, son ouverture est aussi son défaut, qui rend le matériel et le système d’exploitation trop disparates pour être fiables dans un univers scolaire.
Côté enseignants, l’innovation est bien installée dans les usages d’une partie des outils, mais pas encore généralisée dans le renouvellement des pratiques pédagogiques. Le numérique fluidifie et élargit les échanges, comme en témoignent les forums et les blogs spécialisés, et est généralisé dans la préparation des cours, ainsi que le note un sondage réalisé en 2014 auprès des enseignants parisiens en lycée. Mais "l’usage le plus significatif en classe reste l’enrichissement (image, son, vidéo, animation…) d’une pratique pédagogique traditionnelle encore inchangée. […] Il y a peu d’usages du numérique pour créer des pédagogies actives avec des situations d’apprentissage orientées sur la compréhension, le développement de compétences et l’individualisation", note Philippe Taillard, délégué académique au numérique du rectorat de Paris, auteur de l’enquête. Le bilan de l’expérience " collèges connectés " publié début 2015 notait aussi des implications très variables, dépendant du rôle moteur de quelques enseignants, et du chef d’établissement. Quant aux élèves, "67 % d’entre eux déclarent trouver le cours plus intéressant" quand il intègre une pratique numérique, que leurs enseignants jugent toutefois sans influence sur les résultats.
