Au-delà des kilts et du whisky, de son folklore celtique fleurant le mystère, l'Écosse révèle une face nettement moins poétique. Irvine Welsh avec notamment Trainspotting (adapté au cinéma par Danny Boyle) l'avait dépeinte avec une truculence punk. Des tranches de vie de junkies d'Édimbourg narrées par des voix mâles chargées d'héroïne composaient ce visage hâve de la nation écossaise sous l'ère Thatcher. Mais où étaient les femmes ? Même époque, même classe ouvrière... Shuggie Bain répare l'omission : ce premier roman qui valut à son auteur, Douglas Stuart, le Man Booker Prize 2020 nous plonge dans le Glasgow des années 1980, sinistré par la désindustrialisation, avec comme cœur battant du récit la relation entre une mère et son fils.
D'un milieu catholique pauvre, Agnes rêve d'une existence plus grande que le quotidien étriqué qu'elle se refuse à identifier à la vie. D'abord elle n'en fait qu'à sa tête, c'est-à-dire qu'à son cœur : contre l'avis parental elle décide d'épouser ce séducteur protestant de Shug Bain, chauffeur de taxi sans le sou. Avec ses aînés, Catherine et Leek, nés d'un autre père, et le petit dernier, Shug junior, dit Shuggie, elle n'arrive pas à joindre les deux bouts. Retour à la case départ. Agnes va vivre chez ses parents avec mari et enfants. La formidable histoire d'amour avec son don Juan parpaillot tourne au vinaigre. Agnes crève de jalousie, elle attend Shug et boit. Puis boit sans plus l'attendre. En vérité, l'alcool était là avant, seules les canettes de bière qu'elle cache dans son grand sac à main la consolent d'une réalité qui ne tient jamais ses promesses... Agnes met sa belle robe de velours, elle est faite pour danser. Comme elle est seule, elle fait danser son petit Shuggie chéri et c'est l'ivresse qui lui fait tourner la tête et oublier sa cigarette qui met le feu. Shug rentre à temps. La tragédie est évitée mais pas les cendres. Il déménage la famille dans un quartier de la ville, encore plus miséreux. C'est un nouveau départ sans lui.
Shuggie prend le relais. Les grands, quant à eux, ont laissé tomber le sauvetage de leur mère autodestructrice, chacun s'évade comme il ou elle peut, Leek par le dessin et Catherine en prenant littéralement la tangente. Le héros éponyme du livre dont ces pages sont le roman d'apprentissage ne lâche pas et veut sauver Agnes. Mais l'amour a-t-il jamais sauvé personne ? Quand chez lui s'éveille le désir, Shuggie réalise qu'il n'est pas « normal » - délicat cheveu dans la soupe du virilisme ambiant. Et le portrait de femme prolétaire de se dédoubler en quête identitaire du garçon. C'est avec un lyrisme pudique et une vitalité romanesque comme il en souffle peu de ce côté-ci de la Manche, ou plutôt de l'Atlantique (l'auteur natif de Glasgow vit aujourd'hui à New York), que Shuggie Bain met en scène dans un décor de déréliction postindustrielle une chorégraphie d'âmes meurtries. Cette œuvre opératique puissante, mêlant le vernaculaire et le littéraire, et servie par des voix superbement incarnées, nous enseigne une belle leçon d'amour et de résilience (ce roman que Douglas Stuart dédie à sa mère n'a trouvé preneur qu'au 44e envoi !), nous emmenant vers un au-delà de l'échec et de la misère. Mais pas de l'émotion. Autant en emporte le talent.
Shuggie Bain Traduit de l'anglais par Charles Bonnot
Globe
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 23,90 € ; 496 pages
ISBN: 978-2-38361-000-7