« Ce sont les signes diacritiques qui sont la clé [...]. Les accents, les trémas, les hatcheks, les ogonoks, toute cette poussière typographique qu'on néglige d'ordinaire... » : au détour d'un dialogue dans Les furtifs, publié en avril par La Volte, Alain Damasio glisse quelques mots à l'attention de son lecteur, séduit ou dérouté par un langage typographique complémentaire des 26 lettres de l'alphabet. Ces points, parenthèses, barres, tildes, etc., identifient tout d'abord les six narrateurs de ce roman, histoire d'un couple à la recherche de leur fille disparue, qui a rejoint les « furtifs », êtres dotés de capacités leur assurant une (presque) invisibilité dans une société ultra-technologique, obsédée par le contrôle permanent de tous.
« Cette typographie exprime aussi l'évolution des personnages, qui deviennent des furtifs hybrides. Je voulais aller au-delà de la typographie standard, et l'utiliser aussi comme un élément de la narration, avec sa dimension optique qui porte une sensualité propre », explique Alain Damasio, qui revendique une « typoésie ». Le romancier évoque une co-création avec Esther Szac, graphiste et typographe fraîchement diplômée de l'école Estienne, qui l'a accompagné presque dès le début de l'écriture des Furtifs.
« Nous avons travaillé ensemble pendant deux ans. Nous avons utilisé le garamond, une des plus anciennes polices d'écriture française, d'une extraordinaire richesse notamment pour les glyphes, ce qui nous a évité de nous lancer dans une création qui aurait pris beaucoup plus de temps », explique la jeune typographe, qui a aussi calligraphié quelques éléments du langage de ces « furtifs ». De fait, l'ensemble repose sur un défi en forme de pirouette : rendre visible, ou au moins sensible, une contre-société qui veut précisément échapper au regard, mortel pour les « furtifs ».
« Nous avons cherché un équilibre, pour apporter du sens en restant sobres, sans polluer la lecture ni transformer le texte en gadget typographique », ajoute Alain Damasio, qui regrette que cette liaison entre graphisme et texte ne soit pas toujours comprise, voire irrite certains lecteurs. Mais il salue aussi l'abnégation de son éditeur, Mathias Echenay, fondateur de La Volte (en partie pour porter les précédents textes de l'auteur), maison dont l'identité repose entre autres sur sa propre police typographique.