Jusqu'à la fin de l'été, la lecture aura été la grande cause nationale, l'an dernier on fêtait les 40 ans de la loi Lang qui avait instauré le prix unique du livre... Cause nationale, commémoration, festivals littéraires, autant d'occasions qui nous rappellent que le livre, s'il est à vendre, n'est pas un produit comme les autres. S'il est une marchandise, il est bien plus que cela : inconsciemment, on le considère encore comme au-delà de la marchandisation. Certaines mesures peuvent être prises pour souligner ce caractère d'exception, ce côté, oserait-on dire, transcendant du livre. Mais à l'ère du capitalisme tardif, ce postmodernisme défini par la fin des grands récits, accéléré par l'horizontalité de la logique informatique et la financiarisation de l'économie, on peut s'interroger sur l'avenir du livre et de la lecture. De la même manière que l'histoire - l'analyse sur un temps long - semble s'être rétrécie au commentaire de l'information en continu, la littérature se réduit-elle aux seules mises en place en librairie ? Le champ littéraire ne se définit-il plus qu'à l'aune de l'« audimat » livresque mesuré par les sorties et les retours dans lesdits magasins ? Outre la loi du marché, quid de l'œuvre écrite face à ces changements de paradigmes que sont l'hyperconcentration éditoriale, l'économie de l'attention ou la numérisation ?
Un objet évidé de sens
À toutes ces questions, Hélène Ling et Inès Sol Salas tentent de répondre dans Le fétiche et la plume, à paraître le 7 septembre chez Rivages. Écrivaines et enseignantes, respectivement dans un lycée parisien et au lycée français d'Istanbul, les autrices de ce stimulant essai posent un regard critique nourri à la fois par leur pratique de l'écriture et par le goût de la transmission qu'implique leur métier de pédagogue.
Déjà, le titre... La plume, on voit bien la métaphore, mais à quoi se réfère le fétiche ? « La plume, métonymie du processus d'écriture, a encore sa place dans l'espace symbolique, explique Inès Sol Salas, mais quelle est son efficience à l'ère du capitalisme tardif ? La voix de l'écrivain est plus ou moins en train de déserter l'agora, laissant une plume devenue une sorte de fétiche, un objet sur lequel on projette une sacralité. Un objet, évidé de sens, qui n'est plus qu'un fantasme. Nos analyses rejoignent celles de Jean Baudrillard qui dit que, dans la société de consommation dès qu'un objet quitte l'espace social commun, on tend à le labelliser, à le sacraliser. »
Le sous-titre de l'ouvrage énonce encore : « la littérature, nouveau produit du capitalisme ». Quoi de bien neuf, objectera-t-on ? Dès que l'invention de Gutenberg s'est perfectionnée au point de sortir de ses presses des ouvrages en série, le livre s'est très vite commercialisé. De Paris à Londres ou Amsterdam, l'Europe des Lumières a connu les riches heures du libraire-éditeur dont les affaires étaient des plus florissantes. Mais nous n'avons plus affaire à la même société, rétorque le duo d'essayistes. L'œuvre littéraire se vendait sur des critères littéraires justement, le public qui lisait recherchait certes le divertissement, mais l'obtenait par le truchement du style d'un auteur singulier. Ici le champ littéraire, îlot d'un possible temps long de l'écriture et de la lecture soustrait au vertige d'un siècle où tout s'exécute en l'espace d'un clic, est soumis à trois phénomènes contemporains. Les autrices les identifient : la financiarisation qui « déloge les librairies des centres-villes où cette spéculation immobilière rend impossible l'établissement de commerces aux marges très faibles » ; la concentration éditoriale qui « entraîne un manque patent de choix, puisqu'il s'agira de rentabiliser la production à grande échelle » ; la numérisation qui, par l'algorithme, amplifie la standardisation du goût littéraire - à savoir, le rétrécissement du champ littéraire, la disparition progressive des formes écrites exigeantes au détriment d'histoires formatées, aux thèmes vendeurs.
Exercices de concentration
C'est que la révolution numérique a bel et bien changé la donne, voire notre système cognitif. Les écrans ne convoquent que certaines fonctions cérébrales. L'économie de l'attention, en d'autres termes « le temps de cerveau disponible », est devenue un enjeu majeur. Le fétiche et la plume consacre quelques pages déroutantes à cette mutation. Selon l'universitaire américaine Katherine Hayes que citent Salas et Ling, il s'agirait d'adapter la lecture aux jeunes lecteurs potentiels, en rendant plus attractive la littérature grâce à des stratégies participatives et ludiques (calquées sur la gamification des jeux vidéo). Pourquoi pas une happy end à Madame Bovary ou faire de Phèdre une romance ? Hors de question ! persistent et signent les Antigone de la littérature, la vraie. Alors comment faire face à ces nouvelles réalités ? Pour que la littérature ne soit pas le pré carré de nostalgiques happy few ou le dernier campement d'une ZAD menacée par l'assaut du tout commercial, que les lettres demeurent l'enclos privilégié où se cultive la vie intérieure, Hélène Ling suggère qu'il faudrait modestement retravailler sur nous-mêmes afin de recouvrer cette attention nécessaire à la lecture longue - « Par des exercices de concentration, redevenir le sujet de son geste ; dans les interstices, retrouver les conditions de l'écriture. » Et de conclure : « Même dans les périodes sans espoir, on a écrit des chefs-d'œuvre. »