À l'écoute des bruissements du monde, l'édition n'est pas en reste. Apparu pour la première fois sur une fiche bibliographique de la base de données Electre en 1999, la présence du terme "éco féminisme" explose ces derniers temps. Sur les dix-neuf premières années, le nombre de publications par an y faisant mention, stagne en dessous de six pour atteindre en l'espace de trois ans 28 publications. Soit, davantage de mentions depuis 2018 que sur les dix-neuf années précédentes. Mais alors, quelles sont les raisons de cette déferlante ?
La convergence de deux mouvements
Fabienne Brugère définit l'éco féminisme comme l'analyse et le combat de deux dominations conjointes. Celles de l'homme sur la nature et de l'homme sur la femme. "Il s'agit de détricoter une structure d'oppression en articulant une dimension politique et intime", ajoute Baptiste Lanaspeze, fondateur des éditions Wildproject. C'est dans cette rencontre entre luttes féministes et actions écologiques que la pensée éco féministe trouve son écho. Une convergence de deux mouvements placés au premier plan médiatique grâce à la déflagration #Metoo et à l'urgence climatique de plus en plus visibilisée.
Selon Fabienne Brugère, on peut également identifier la pandémie de Covid-19 comme un élément déclencheur. Pour elle, cette crise a réintroduit la pensée du "take care" envers l'autre, soi-même et la planète. "Le soin des terres comme de l'humain est au cœur de l'éco féminisme", justifie l'auteure du Peuple des femmes (co-écrit avec Guillaume Le Blanc, à paraître le 9 février 2022 chez Flammarion).
Un terrain éditorial fertile
Côté théorie, spécialistes comme libraires s'accordent sur deux ouvrages fondateurs : Reclaim, une anthologie de textes éco féministes dirigée par Emilie Hache et sortie chez Cambourakis en 2016 ainsi qu'Être éco féministe : théories et pratiques de Jeanne Burgart Goutal (2020, L'Échappée). Pour Baptiste Lanaspeze, ce sont ces ouvrages qui ont ouvert la voie en France : "Quand Reclaim est sorti, Emilie Hache est venue me voir. Elle m'a dit "prépare toi, cela va exploser dans les années à venir", se rappelle l'éditeur. Prédiction juste. Tandis que les maisons d'édition s'intéressent peu à peu à la notion, des librairies ouvrent des rayons dédiés. À Livressence, par exemple, le rayon n'a été créé qu'il y a un an environ. Christine Castelain-Meunier et Francis Meunier, qui publient un ouvrage sur le sujet en février 2022 (Devenir éco féministe, De Boeck supérieur), ont également vu arriver petit à petit cette appétence. "Cette prise de conscience a été progressive. Nous-même, nous n'avions pas pensé à mettre le terme éco féminisme dans le titre au début", précise Christine Castelain-Meunier qui travaille depuis deux ans sur cet ouvrage.
Pour Sabrina Salmon, le récent intérêt pour le concept d'éco féminisme est aussi à situer selon des intérêts convexes pour d'autres "genres" littéraires proches des valeurs éco féministes. Parmi eux, elle identifie le féminisme décolonial "car les premières actrices de l'éco féminisme sont des femmes des pays d'Afrique et d'Inde qui veulent avant sauver leurs terres" et le féminin sacré "un peu moins théorique, mais toujours axé autour du lien nature et femmes."
Une appétence à temporiser
Malgré quelques beaux résultats en librairie comme Reclaim qui atteint les 8 000 exemplaires vendus, le succès économique de ce type d'ouvrage reste à temporiser. "L'éco féminisme n'est pas un segment qui nous rapporte beaucoup d'argent", renseigne la libraire parisienne pour qui l'aspect très théorique et complexe de ces ouvrages décourage de nombreux lecteurs. Une désillusion qui peut en revanche n'être vu que comme un retard français. "Après tout, La mort de la nature, un texte essentiel au concept datant des année 80, n'a été publié en France que cette année !", rappelle Fabienne Brugère.