Télé-réalité, blogs ou réseaux sociaux, a-t-on jamais vu époque moins pudique que la nôtre ? Alors penser la discrétion comme « art récent » et fruit de la modernité peut paraître paradoxal. Pierre Zaoui s’empare pourtant de cette notion et tente d’en faire l’anatomie. C’est que la discrétion n’est pas pur effacement, elle est cet entre-deux où le sujet s’est retiré mais pas complètement : temps modeste où l’on se trouve dans la contemplation bienveillante d’autrui avant que se mette en branle le théâtre mécanique des ego - manière de retrait salutaire et sympathique. Le philosophe, né en 1968 et auteur d’une Traversée des catastrophes (Seuil, 2010), cite en exemple ces situations discrètes et très concrètes, où l’on observe ses enfants ou son amant(e) dormir, où revenant de la cuisine on surprend ses invités s’animer autour de la table… La discrétion ne trouve pas tant ses racines chez les Grecs, qui forgèrent le concept d’aïdos, «pudeur» ou « vergogne », que chez Kafka : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. »

Elle n’est pas faite non plus de cette prudence baroque, fausse modestie d’homme de cour, préconisée par le jésuite Baltasar Gracián. Non, avec la discrétion, il s’agit bien d’en être mais en périphérie, comme décentré, débarrassé de ce qui mine d’habitude notre rapport au réel : l’haïssable moi, dirait Pascal. Cela dit, Pierre Zaoui modère le janséniste : « Le moi est haïssable quand il se prend pour le centre du monde. » Zaoui insiste : la discrétion n’est pas l’humiliation ostentatoire qu’on inflige à soi-même et telle qu’elle est inculquée par les religions de pénitents. On retient ici la partie sur la généalogie monothéiste de la discrétion, avec Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, le tsimtsoum dans la kabbale - la contraction de la lumière divine pour laisser place aux êtres. Et l’essai de se conclure sur Blanchot, champion de l’œuvre discrète jusqu’à la disparition, et la flânerie du poète de la vie moderne, Baudelaire. En cela, la discrétion est politique : « Se faire discret est bien davantage que se limiter : c’est créer, c’est donner, c’est aimer, c’est laisser être - [une] singulière puissance subversive, en particulier dans des sociétés d’omniprésence pathologique comme la nôtre. » Sean J. Rose