Écrire, ce serait donc d'abord ça : d'après la formule d'Albert Londres, « porter la plume dans la plaie ». Admettons, mais encore faut-il s'y entendre à porter l'estocade et toute douleur n'est pas nécessairement assurée d'accéder à la dignité littéraire. Dommage d'ailleurs, parce qu'un bon conflit est souvent synonyme d'un bon livre...
Alors, est-ce parce qu'ils n'en manquent pas (de conflits, de douleurs, de violence, de rage, de désespoir, d'énergie) que les livres d'Emmanuelle Richard sont si beaux ? Elle fut découverte il y a huit ans avec un inaugural, fragile et joliment sec La légèreté et offrit dans la foulée Pour la peau (L'Olivier, 2014 et 2016), un grand roman d'amour, déchiré et malcommode, tel que notre époque n'en donne plus que rarement (Feu de Maria Pourchet, La vie est brève et le désir sans fin de Patrick Lapeyre...). Après cela, il devint évident que son œuvre ne quitterait plus ces zones d'exigence, ces hauteurs, où l'on respire peut-être moins bien, mais où le regard porte loin. La voici de retour après quatre ans d'absence (d'abstinence ?) romanesque avec Hommes.
De quoi s'agit-il ? Concrètement, d'une femme, proche de la cinquantaine, une certaine Lena Moss, qui dans un futur plus ou moins proche − 2038 − voit apparaître sur un écran de télévision le visage d'un homme, Aiden, qu'elle a connu vingt ans plus tôt. Celui-ci, en fuite, est accusé d'être un violeur en série. Troublée, plus encore, choquée, Lena se remémore ces jours passés avec lui dans un grand château irlandais, alors que tous deux y sacrifiaient aux joies austères du woofing (consistant à travailler dans une ferme biologique contre le gîte et le couvert). Elle se souvient aussi de leur liaison, de son indifférence d'alors à celle-ci, vécue par elle comme une pure parenthèse charnelle, et du jour où Aiden manqua de l'étrangler... Surgit alors des limbes le souvenir d'un autre homme, Gwyn, rencontré à cette même époque de sa vie, porteur lui d'un apaisement infini, d'une douceur bouleversante, l'anti-Aiden en somme.
De quoi est-il alors vraiment question ? De la jouissance sans doute, des chemins étranges et buissonniers du désir, c'est entendu, de l'amour en ce qu'il est ou devrait être, une façon accomplie de se tenir compagnie, de manifester pleinement non une appartenance mais une compassion. Emmanuelle Richard a l'élégance de ne rien asséner en la matière. Juste, elle propose. Le lecteur, la lectrice, en fera sa pelote. La romancière, avec une curieuse et noire allégresse, paraît s'éloigner des sentiers explorés par elle jusqu'alors, où les conflits, même amoureux, sont portés par la souffrance de classe. C'est comme si Annie Ernaux cédait la place à Constance Debré ou Virginie Despentes. Mais même cet éloignement, à mieux y regarder, est incertain. Que reste-t-il ? « L'éternel masculin » interrogé jusque dans ses recoins les plus secrets. Et une proposition littéraire, là encore. À prendre ou à laisser. C'est tout.
Hommes
Éditions de l'Olivier
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 19 € ; 256 p.
ISBN: 9782823614527