Matthias Zschokke (pronon-cer Tchoqué), né à Berne en 1954, parle encore, prétend-il, l’allemand avec l’accent suisse bien qu’il habite à Berlin depuis plus de trente ans. Toujours suisse, pas vraiment berlinois. Plus vraiment suisse, mais pas tout à fait berlinois. Sans doute cet entre-deux convient-il bien à l’auteur de Berlin, l’éternel faubourg, à un homme qui préfère les périphéries au centre. Est-ce ce goût de garder ses distances qui font que malgré les récompenses - son premier livre Max paru en français chez Jacqueline Chambon en 1989, réédité en « Zoé poche », a reçu le prix Robert-Walser en 1981, et Maurice à la poule a reçu en 2009 le seul Femina étranger attribué à un écrivain de langue allemande -, malgré donc un statut attesté d’écrivain et de dramaturge, ses livres restent encore à l’écart du succès grand public. L’autre explication est sans doute que ces textes ne veulent rentrer dans aucune case. Rétif, quand il écrit, à la forme romanesque, à la narration classique, Matthias Zschokke qui fut comédien dans sa jeunesse est aussi de ces lecteurs qui n’aiment pas « être tirés comme un poisson au bout de la canne à pêche ». Et ces Courriers de Berlin fournissent une nouvelle preuve de ce parti pris littéraire. Ces 1 500 mails adressés d’octobre 2002 à juillet 2009 presque quotidiennement à son meilleur ami, Niels Höpfner, écrivain et publiciste à Cologne, tiennent à la fois du journal du dehors et du portrait d’un écrivain-honnête homme du XXIe siècle. Il n’y a, du moins littéralement, rien d’intime, dans les courriels envoyés à son Cher Niels (titre original du livre) que MZ, mélomane, amateur en particulier d’opérettes, n’a pas voulu retoucher pour leur laisser un côté « musique unplugged ». Cette correspondance où un seul correspondant est audible crée de la vitesse et du vide dans lequel le lecteur peut s’engouffrer pour assister, amusé, à un dynamique jeu critique : l’auteur lançant des tomates à la tête des uns (Freud, Goethe et tant d’autres contemporains), communiant autour des autres (Tchekhov, Beckett, Handke ou Bove…). S’agaçant jusqu’à la « montée de bile » des imitateurs adeptes de la « littérature-karaoké », de « l’artisanat d’atelier d’écriture ».
Matthias Zschokke qui vit à plein-temps - et pauvrement - du métier d’écrire va partout où la mission d’ambassadeur de son œuvre le mène. Ainsi se dessine dans les courriers la figure sociale d’un observateur privilégié des mœurs culturelles de notre temps.
L’écrivain en représentation
On suit l’écrivain en représentation, invité un peu partout pour des lectures, en résidence d’écriture à Budapest, Amman ou New York. Pris dans le circuit des institutions littéraires, des mondanités. Et qui, saisi périodiquement par l’absurdité du manège, en tire des scènes pleines d’autodérision douce-amère. Dans un mélange de curiosité empathique et de causticité mélancolique, le quotidien trivial - les problèmes informatiques, des récurrents soucis d’argent, les négociations des contrats d’édition, la nourriture et le sommeil qui donnent souvent lieu, comme dans Circulations (Zoé, 2011), à des moments hilarants - ouvre des perspectives méta-physiques. « On rêve d’être un bon écrivain et au bout du compte on se retrouve en résidence quelque part à Budapest, on dit des bêtises à déjeuner, on n’écrit pas une ligne, on est maintenu artificiellement en vie grâce à de vieilles pièces - et on n’accède jamais à son livre/pièce/film rêvé. »
Courriers de Berlin est irrigué d’une énergie d’adolescent. MZ, pourtant presque quinqua-génaire au début de cette correspondance, y apparaît en mode alternatif. Plein d’allant un jour, sans résolutions le lendemain. Doté à la fois d’un enthousiasme très primesautier et d’une sagesse de vieux singe. Chez lui, même la paresse ontologique (posture que revendiquait aussi le personnage de Maurice dans Maurice à la poule) est tonique.
Dissipons ce malentendu : MZ voyage beaucoup mais n’est pas un écrivain voyageur, au sens romantique du terme. Il se déplace. Se décale. Ici, comme dans d’autres de ses livres, Berlin est une héroïne mais la ville ne ressemble pas à la capitale la-plus-créative-et-glamour-d’Europe, the place to be vantée partout. De son atelier-bureau dans le nord-est de Berlin, il y a longtemps que le Suisse résident berlinois recadre avec sa vigueur désenchantée cette « vision d’office de tourisme ». A son cher Niels, il écrivait en 2004 : « tes deux mails sont de la dernière fraîcheur et couinent comme des petits cochons au printemps. Un vrai plaisir. Merci ». Dix ans plus tard, c’est à Matthias Zschokke que le lecteur dit merci. Véronique Rossignol
Courriers de Berlin, Matthias Zschokke (Zoé), trad. de l’allemand par Isabelle Rüf, ISBN : 978-2-88182-908-6, 26 euros, sortie le 7 janvier.