Désormais chez Joëlle Losfeld après quatre livres publiés chez Denoël, Alice Massat, découverte avec Le ministère de l'intérieur en 2003, continue d'explorer avec ces Quatre éborgnés, l'empire des apparences dans un roman en forme de conte.
L'héroïne, Lune, 23 ans et un déjà long passé de formations et de petits boulots, vient d'entrer comme stagiaire chargée du «confort des journalistes et des tâches subalternes" dans le groupe de presse Scoop qui édite un hebdomadaire à grand tirage assorti d'un supplément trimestriel de prestige, Glyphe, >dont le bouclage est dans quelques jours. Personne ne lui prête attention. Toute l'équipe est accaparée par la modification en urgence du sommaire du magazine après l'agression dans laquelle Isidore Dumouflé, l'architecte star qui devait faire la couverture, a perdu un oeil. Le photographe Gaspard Sand est chargé de tirer le portrait du remplaçant, l'écrivain à succès, enseignant historien du beau, Ugolin Doutre, auteur d'un livre sur l'image et le regard. C'est le rédacteur >pigiste Jefferson Schnick qui réalisera l'entretien. Ajoutons que Gaspard Sand sort avec Lune depuis cinq mois, mais ignore encore où elle habite ; que l'universitaire promu en une, dont la mère, "gorgone" collectionneuse d'insectes épinglés, vient de mourir des suites d'une maladie de l'oeil, vit dans un hôtel particulier et qu'il y héberge... Lune, qui est aussi son assistante sous le nom de Leonora ; et qu'à la fin une femme et trois hommes, dont le créateur d'une chaîne de produits bio, seront devenus borgnes... On ne démontera pas plus l'échafaudage ludique des interconnexions qui lient entre eux les différents protagonistes. Pas plus qu'on n'orientera le lecteur sur la piste d'un roman à clés où seraient travesties ou recomposées quelques figures typées d'un certain milieu intellectuel et médiatique. Derrière la fantaisie un peu naïve du conte, son côté morale du châtiment, on admirera plutôt l'élégant détachement du style au service d'une douce et discrète férocité dans l'analyse de différentes relations d'aliénation et de manipulation. Et on observera les fascinantes éclipses de Lune, ce personnage de souris transparente, actrice douée d'un petit théâtre en trompe-l'oeil. Jeune femme experte dans l'art de passer inaperçue, observant le jeu social sans paraître s'y impliquer, elle incarne un modèle de fausse passive et révèle une docilité étonnamment offensive. Lune porte bien l'un de ses prénoms de scène : si elle n'éblouit pas comme le soleil, elle n'en commande pas moins certains mouvements occultes du monde, et sa luminosité opaque éclaire la nuit tombée sur les éborgnés qui, comme le note le professeur Doutre, ne perdent pas la vue mais la profondeur de champ.
Alice Massat, qui est aussi psychanalyste, publiera un essai chez Odile Jacob en avril prochain, sous le titre Le succès de l'imposture.