"Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà." Pascal ironise sur la prétention universelle du législateur. La pensée du philosophe janséniste à propos de cette prétendue "justice constante" peut légitimement s’étendre aux jugements esthétiques : comment apprécier une production littéraire ou artistique selon des canons immuables ? Qui plus est, à l’heure de la globalisation. Homère, Shakespeare, Cervantès, Michel-Ange… sont certes reconnus de par le monde comme des génies, mais ce sentiment d’universalisme en matière de goût n’est-il pas dû au prisme déformant de notre ethnocentrisme ? A savoir, notre européocentrisme : penser que nos valeurs valent pour la planète tout entière.
Mais qu’est-ce au juste l’Europe ? Et qu’est-ce qu’être européen ? Valéry répond : "Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à la discipline des Grecs, est absolument européenne." L’essayiste et poète français, tout humaniste qu’il fût, n’oublie-t-il pas al-Andalus, voire l’héritage des Lumières ? Car l’Europe est avant tout rêve d’Europe - le regret d’un paradigme perdu : l’harmonie en arts plastiques, une certaine linéarité narrative et progression dramatique dans la fiction… Milan Kundera, dans L’art du roman, note : "L’image de l’identité européenne s’éloigne dans le passé. Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe."
Dans son nouvel ouvrage La cage des méridiens, le théoricien de la "géocritique" Bertrand Westphal arpente les continents et ourdit une réflexion sur "la littérature et l’art contemporain face à la globalisation". D’Auerbach à Lukács en passant par Adorno, Benjamin, Edward Said ou Pascale Casanova, l’auteur du Monde plausible (même éditeur, 2011) passe en revue ces différents points de vue critiques. Il confronte les champions des identités fermées : Samuel Huntington et son "choc des civilisations", Harold Bloom et "le doux son du canon" - le critère occidental du chef-d’œuvre - et les pourfendeurs de cette vision d’"une unité littéraire synthétique" tels l’Egyptien Magdi Youssef, le Coréen Cho Dong-il ou le Kenyan Ngugi wa Thiong’o qui résiste en écrivant en kikuyu. Contre le repli identitaire mais célébrant au contraire la richesse des idiomes et l’interpénétration des cultures, à l’image de The river, l’œuvre vidéo de Charles Sandison - un fleuve de mots dans toutes les langues -, Bertrand Westphal dresse une topographie sans frontières, une cartographie inachevée, ouverte, fluide. Aussi, plutôt que d’universel faudrait-il parler avec Glissant d’invariant, "un lieu où une pensée rencontre une autre pensée du monde". S. J. R.