Economie et écologie partagent la même racine : oikos, « maison » en grec. L'une s'occupe de sa gestion et de la prospérité de ses occupants, l'autre observe les lois qui la régissent, veille à son fonctionnement harmonieux. A l'ère de l'anthropocène (l'hégémonie de l'homme sur la planète Terre), la circulation de milliards d'individus de par le monde, l'incessante activité humaine ont ébranlé les fondations de cette demeure reçue en partage. Pis ! Pour reprendre le trope de l'urgence : la maison brûle !
Dans Le grand vertige de Pierre Ducrozet, l'Europe décide d'agir avec une Commission Internationale sur le Changement Climatique et pour un Nouveau Contrat Naturel, ou CICC. Si le livre ne se range pas vraiment dans le genre « cli-fi », la littérature d'anticipation sur le climat, que les instances européennes se bougent autant relève un peu de la science-fiction. Mais ne boudons pas notre plaisir de la lecture d'un écrivain dont la plume électrique nous avait déjà enchanté et adhérons au protocole de l'auteur de L'invention des corps (Actes Sud, 2017). Pour diriger cette instance on a fait appel au grand théoricien de la pensée environnementale Adam Thobias. Après quelques hésitations, le gourou de l'écologie contemporaine a dit oui, à condition d'avoir les mains libres. Sa team se révèle bien plus qu'un cabinet d'experts ès catastrophes naturelles.
Les gouvernements sentant s'éveiller la conscience écologique parmi les peuples ont repeint en vert leurs politiques. La couleur est le plus souvent cosmétique et l'arbre que les Etats prétendent protéger cache la forêt de béton et d'acier d'un développement économique à tous crins. Pour que le climat ne change pas c'est tout le système qu'il faut changer. Alors Adam Thobias recrute une véritable brigade verte, armée de l'ombre composée de scientifiques indépendants et de bourlingueurs poétiques qu'il nomme le réseau Télémaque. Ancien élève d'Adam Thobias à Oxford, militante d'une alternative au suicide collectif de la planète, ou juste vagabonds existentiels aquoibonistes.
Nathan, Chloé, Maïa, June et consorts, nés autour de l'an 2000, sont chargés par le directeur du CICC de sillonner secrètement le globe afin relever des données qui contribueront à reconstruire de manière radicale le monde. Du Canada au Pacifique sud en passant par Moscou, Manaus ou la jungle birmane, Pierre Ducrozet lance ses personnages comme autant de toupies folles en mission pour collecter cette nouvelle intelligence planétaire, et tourbillonnant dans les abîmes de leurs histoires personnelles. On est à la fois dans le « macro » et le « micro » (on est touché par les focus sur l'androgyne June). Le grand vertige dessine une époustouflante topographie des lieux contemporains qui pulsent au rythme de la mondialisation, doublée d'une carte de Tendre postmoderne des cœurs juvéniles qui battent la chamade.
Le narrateur a des semelles de vent, l'écriture formidablement labile épouse les contrées les plus lointaines et glisse dans les recoins obscurs de l'âme. Pas longtemps. On ne s'appesantit pas. On n'avait pas, depuis Autour du monde de Laurent Mauvignier, été emporté par un tel vertige cosmique. Ici c'est sans doute plus rock'n'roll, plus véloce ; à l'instar de cette paradoxale « génération climat » aguerrie à l'outil numérique (assez énergivore), on passe d'une scène à l'autre à la vitesse d'un swipe. On affleure, on effleure, comme on caresse, on s'effeuille aussi, il y a de la peau chez Ducrozet, du lien et du toucher, car le texte n'est rien sans corps, l'écrivain le sait, qui n'oublie pas que la peau demeure encore l'organe le plus profond.
Le grand vertige
Actes Sud
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 21 euros ; 368 p.
ISBN: 9782330139261