Lundi 8 décembre à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, dix organismes représentatifs des métiers du livre (1) ont signé un texte de recommandations concernant le prêt de livres numériques en bibliothèque. C’est la première fois en France que l’ensemble des acteurs, auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, trouve un terrain d’entente sur la question. "C’est un document fondateur, a souligné la ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin, lors de la signature. La France est le premier pays en Europe à parvenir à faire signer un tel accord par toutes les parties prenantes."
Pour mettre tout le monde d’accord, le document, qui présente douze grands principes, reste très général. Au risque de n’avoir qu’une portée symbolique ? "C’est plus que symbolique, corrige Fabien Plazannet, chef du département des bibliothèques au Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture et de la Communication. Il engage ses signataires. On imagine mal l’un des acteurs réclamer ensuite dans le cadre d’une expérimentation concrète telle que celle de Prêt numérique en bibliothèque (PNB), d’autres conditions que celles qu’il a signées."
Discussions acharnées
Tout le monde en tout cas a salué l’excellent travail de médiation du Service du livre et de la lecture qui a permis d’aboutir, au terme de quinze mois de discussions acharnées, à ce document de consensus. Tous les participants se déclarent très satisfaits de ces échanges jugés fructueux. "Si les gens veulent du livre numérique en bibliothèque, les éditeurs pourront résister quelques années mais ce mouvement sera inéluctable. Autant l’accompagner", résumait, pragmatique, Virginie Clayssen, présidente de la commission numérique du Syndicat national de l’édition, lors de la dernière table ronde de la journée. L’accord, quasi unique au monde, pourrait servir de modèle à nos voisins européens. "Ce texte est l’affirmation que tous les acteurs de la chaîne du livre ont leur rôle à jouer dans le prêt numérique en bibliothèque, confirme Matthieu de Montchalin, président du Syndicat de la librairie française. Ces recommandations confortent l’idée que les interlocuteurs des bibliothèques, pour le livre numérique comme pour le livre imprimé, restent les libraires."
Un progrès important, donc, mais dont chacun a conscience qu’il ne s’agit que d’une première étape, dans un chemin qui sera long à parcourir. "C’est un document de compromis dont on espère qu’il débloquera la situation, commente Anne Verneuil, présidente de l’Association des bibliothécaires de France. Les bibliothèques sont, pour le numérique comme pour le livre papier, des leviers de la diffusion. Elles sont des partenaires des éditeurs, pas des concurrentes."
L’impact du prêt numérique
Les auteurs affichent également une satisfaction nuancée : "Nous sommes heureux que les auteurs, souvent oubliés dans la réflexion, aient été associés à l’élaboration de ce document, qui affirme la nécessité de préserver les grands équilibres entre toutes les parties, souligne Geoffroy Pelletier, secrétaire général du Conseil permanent des écrivains. Il mentionne notamment que tout le monde aura accès aux statistiques d’usage, ce qui nous donnera la possibilité de continuer à discuter concrètement des expérimentations en cours. Nous restons en effet assez inquiets de l’impact qu’aura le prêt numérique en bibliothèque sur les ventes des livres numériques, mais également des livres imprimés qui constituent la majeure partie des revenus des écrivains."
Tout le monde a désormais les yeux fixés sur l’expérimentation PNB entamée à partir de cet été dans une demi-douzaine de bibliothèques, qui propose, sur une plateforme gérée par un tiers de confiance, les offres commerciales de livres numériques pour les bibliothèques des éditeurs partenaires, en y associant les libraires. Premier bilan attendu au deuxième semestre 2015.
(1) Les 10 signataires des recommandations : Association des bibliothécaires de France ; Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt ; Association des directeurs des bibliothèques municipales et intercommunales des grandes villes de France ; Conseil permanent des écrivains ; réseau Carel ; Syndicat de la librairie française ; Syndicat national de l’édition ; Syndicat des distributeurs de loisirs culturels ; la ministre de la Culture et de la Communication ; le président de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture.
Les 12 points de l’accord
• Donner accès aux bibliothèques publiques à l’intégralité de la production éditoriale numérique.
• Porter les offres de livres numériques destinées aux bibliothèques à la connaissance des libraires afin de leur permettre de les présenter à ces dernières.
• Intégrer, dans les offres aux bibliothèques publiques, la fourniture de métadonnées de qualité, nécessaires à leur travail de médiation.
• Assurer l’interopérabilité des catalogues proposés aux bibliothèques publiques.
• Développer, pour les usagers des bibliothèques publiques, la possibilité de consulter sur place et d’accéder à distance à l’offre de livres numériques de leur bibliothèque.
• Reconnaître que la régulation des accès est nécessaire au maintien d’un équilibre entre emprunt en bibliothèque et achat en librairie, les livres numériques n’ayant pas les mêmes modalités d’usages que les livres imprimés.
• Reconnaître que les systèmes de gestion des droits numériques sont légitimes pour réguler les usages des livres numériques en bibliothèque publique, mais qu’ils ne doivent pas rendre l’accès aux œuvres moins aisé.
• Favoriser une offre en bibliothèque de livres numériques adaptés aux personnes souffrant de handicaps entravant la lecture.
• Partager les statistiques d’usages.
• Rémunérer équitablement les auteurs et favoriser le maintien des conditions de la création éditoriale.
• Expérimenter une diversité de modèles économiques.
• Veiller à la stabilité des contrats passés avec les collectivités.
L’Etat, le maire et la médiathèque
Les Assises organisées le 8 décembre à Paris ont permis de réaffirmer la place de la lecture publique dans les politiques locales.
Clôturant "l’année des bibliothèques" décidée par la précédente ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, les Assises des bibliothèques organisées lundi 8 décembre à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris sous l’intitulé "Bibliothèques, quelle place dans la démocratie du XXIe siècle ?" ont rassemblé un peu plus de 200 participants. Les élus, qui étaient pourtant le public cible de cette rencontre, ne représentaient qu’un quart environ de l’assistance, composée pour moitié de professionnels des bibliothèques et pour le dernier quart de directeurs des affaires culturelles (Dac). "Les invitations ont été envoyées il y a moins de deux semaines, déplorait l’un de ces derniers, envoyé par son maire pour le représenter. C’est bien trop tardif pour que les élus puissent se rendre disponibles, surtout à cette période de l’année, occupée par la préparation des budgets !"
Si on est toujours resté bien loin des débats enflammés qui avaient animé la rencontre historique sur les bibliothèques organisée à Hénin-Beaumont, avec près de 600 personnes, en 1981 (voir p. 17), les échanges, centrés sur le cadre juridique et l’organisation territoriale, d’une part, et les nouvelles missions des bibliothèques, d’autre part, ont permis de réaffirmer l’importance des bibliothèques dans les politiques locales. "Dans un contexte de réforme territoriale et de contraintes budgétaires fortes, il est important de refonder la parole politique sur la lecture publique, souligne Dominique Arot, doyen de l’inspection des bibliothèques et animateur de l’une des tables rondes. Certains élus ont encore une vision un peu ancienne des bibliothèques qu’il est nécessaire de faire évoluer. Et malgré un réseau de bonne qualité, beaucoup reste encore à faire. Aujourd’hui, 15 % de la population ne dispose pas d’une bibliothèque à proximité. Comment faire pour percer le plafond de verre des 17 % d’inscrits en bibliothèque ? Quelle offre proposer pour attirer les adolescents et les jeunes adultes, qui y sont peu présents ?"
Peu nombreux dans l’assistance, les élus, malgré quelques désistements de dernière minute, étaient en revanche bien représentés parmi les intervenants des quatre tables rondes et ont tenu un discours très engagé, rappelant que les bibliothèques sont le premier service culturel de base. "Elles sont de formidables occasions de réduire les inégalités culturelles sur le territoire, a affirmé Emmanuel Constant, vice-président du conseil général de Seine-Saint-Denis. Si les grandes institutions sont concentrées à Paris, les bibliothèques sont présentes partout." Pour Edouard Philippe, maire du Havre, les bibliothèques sont le premier point d’accès à la culture pour nombre de citoyens : "Il est plus facile d’entrer dans une bibliothèque que dans tout autre lieu culturel. Mais quand on construit un nouvel établissement, il faut s’interrogersur ses missions et ne pas rester dans la reproduction du même modèle."
Doute
Parmi les différents sujets abordés au cours de la journée, c’est le vaste chantier de la réforme territoriale en cours qui est apparu comme la principale préoccupation des élus comme des professionnels des bibliothèques. "C’est une chance de repenser les choses différemment, a affirmé avec optimisme Georges Képénékian, premier adjoint au maire de Lyon. Je rêve de faire des assises des bibliothèques à l’échelle de notre métropole pour inventer une nouvelle politique de service."
La tonalité dominante était cependant le doute sur la manière dont allait se partager la gestion de la lecture publique entre les différents acteurs, communes, départements, région, Etat, dans un paysage territorial entièrement recomposé. "Dans la réforme, le législateur ne parle pas de lecture publique. Tant mieux, qu’il nous oublie sur ce
"Quel rôle va jouer l’Etat?"
Souad El Maysour, adjointe au maire de Strasbourg, qui intervenait dans la table ronde "Un service public à réinventer ? Nouveaux publics, nouvelles missions", s’inquiète d’un possible retrait de l’Etat en matière de lecture publique.
Vous parlez de réinventer la manière d’assurer le service de lecture publique. Que voulez-vous dire ?
Je crois qu’on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion globale sur la façon dont, à l’avenir, les compétences sur la lecture publique vont se partager entre les différents acteurs. Or ce service est en déficit d’image. Peu d’élus sont conscients des mutations que vivent les bibliothèques. Il est crucial de réaffirmer le rôle indispensable des bibliothèques pour la démocratie.
La question d’une loi sur les bibliothèques a été à nouveau évoquée. Quelle est votre position à ce sujet ?
Je suis favorable à une loi sur les bibliothèques. Comme c’est le cas aujourd’hui pour les musées et les archives, cela donnerait un cadre national affirmant leurs missions. Cela pourrait éviter que les bibliothèques se trouvent, par exemple, victimes de censure comme on l’a vu récemment, au gré du changement de couleur politique de la municipalité.
Comment continuer à assurer ces missions avec moins de moyens ?
C’est une question centrale. Je crois qu’il faut définir des axes prioritaires renouvelés chaque année et ne pas essayer de tout faire. Mais ce qui m’inquiète le plus en ce moment, c’est de savoir quel rôle va jouer l’Etat sur l’ensemble du territoire en matière de lecture publique. Si les Drac disparaissent dans le cadre de la réforme des régions, nous perdrons une expertise précieuse et une vision homogène de ce que doit être un service de bibliothèque.