Avant-critique Roman

Esther Kinsky, "Rombo" (Christian Bourgois)

Esther Kinsky - Photo © Heike Steinweg

Esther Kinsky, "Rombo" (Christian Bourgois)

Ravivant la mémoire d'un traumatisme, celui du séisme de 1976 au Frioul, Esther Kinsky prête ses mots aux rescapés et questionne l'impuissance des hommes face aux catastrophes naturelles.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 19.04.2023 à 09h00

Des profondeurs. Certains l'ont qualifié de bourdonnement. D'autres, de chuintement, ou encore de sifflement, susurrement, mugissement, vrombissement, grondement, rugissement. En italien, on s'accorde sur le terme de « rombo », rumeur sourde et caverneuse annonciatrice des pires catastrophes, comme celle survenue dans la région du Frioul, le 6 mai 1976. Un tremblement de terre ressenti dans tout le Nord de l'Italie, ayant entraîné la mort de près de 1 000 personnes et fait 45 000 sans-abri. « Sans l'oubli, nous aurions la tête qui éclate. Et le cœur aussi », indique l'un des sept témoins dont les voix s'allient à celle de l'écrivaine. Il y a les faits, les chiffres, les images mais Esther Kinsky s'est attachée à leurs paroles pour composer ce livre préservant ce que le temps, par-delà les ruines et les décombres, aura un jour effacé.

Du village, on aperçoit le mont Canin, ses pentes enneigées, sous lesquelles plongent les cavités naturelles les plus profondes du monde, abîme pour les bêtes et les hommes qui s'y perdent. « Une chaleur accablante » règne ce jeudi-là, jour où les enfants sortent plus tôt de l'école et, en cette saison, vont prêter main-forte aux champs. Sur la route menant au village, un mauvais présage : un serpent noir, un « carbon » comme on les nomme dans la région, gît inanimé. Lorsqu'elle quitte son chez-soi, Olga aperçoit un autre serpent sur les hauteurs du village alors que « d'ordinaire, on les trouve plutôt en bas, au bord du cours d'eau ». Dans sa cage, un oiseau siffle si fort que c'est « à en faire cailler le lait des bêtes ». Les chiens du village aboient et tirent sur leur chaîne et « les grillons font entendre des stridulations grêles et précipitées, comme si le temps leur était compté ». « On raconte que les bêtes perçoivent bien avant les humains les vibrations qui se forment peu à peu dans les entrailles de la terre. » Elles ne se trompent pas. À la tombée de la nuit, le silence se fait, précédant le bourdonnement sourd, comme jailli des profondeurs. Au loin, un nuage de neige se détache du mont Canin et dévale droit sur la vallée.

Sous la plume d'Esther Kinsky émergent les souvenirs du jour de la catastrophe, ce que chacun faisait ou avait prévu de faire le lendemain, avant que l'ordre de choses soit bouleversé. À ces souvenirs se mêlent les paysages d'aujourd'hui, les villages qu'on a reconstruits, ceux dont les habitants ne sont pas revenus quittant pour toujours la région du Frioul, et les lotissements inspirés des banlieues pavillonnaires américaines, « comme surgis tout droit d'une série télévisée ». Les hommes et la nature semblent pour une fois parler le même langage, témoins bavards ou silencieux d'un demi-siècle au fil duquel des vies se sont reconstruites, résilientes, obstinées parfois. À partir d'une expérience commune du traumatisme, la mémoire des rescapés affleure comme accouchée par l'écrivaine, les mots qui manquaient pour dire la douleur se mêlent à l'expression d'une nature dont l'immuabilité est un baume en soi. Un roman polyphonique, organique et d'une poésie éblouissante, qui résonne en chacun de nous.

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