Tout commence dans le bureau d'un juge, celui d'Article 353 du Code pénal, muté à Paris et emprunté à Tanguy Viel, salué dans les remerciements en fin d'ouvrage. François-Henri Désérable aurait pu y ajouter Verlaine - à qui il a dérobé son titre superbe, Mon maître et mon vainqueur, qui s'applique aussi bien au « pauvre Lélian » énamouré de son voyou d'Arthur, qu'à la folle passion qui va dévaster la vie du héros du roman, Vincent Ascot dit Vasco, raide dingue de la très sensuelle Tina. Mais la belle, mère de jumeaux, est en couple depuis longtemps avec le solide Edgar - un colosse blond de deux mètres qui n'est pas sans rappeler Désérable lui-même, ancien hockeyeur professionnel -, et ils sont sur le point de se marier.
Plane aussi, dans le roman, la grande ombre de Rimbaud, à travers le pistolet avec lequel Verlaine lui a tiré dessus à Bruxelles en 1873, acheté chez Christie's par Vasco, lequel, conservateur à la BnF, emporte l'enchère alors qu'il n'a pas un euro des 434 500 que cela devrait lui coûter (frais compris). Il y a encore Voltaire, également crédité à la fin, dont on apprend que le cœur repose dans le socle de sa statue par Houdon, trésor de la BnF site Richelieu (photo à l'appui) que Vasco dérobe, avec la complicité du narrateur, apprenti écrivain et son meilleur ami, afin de l'offrir à Tina pour son anniversaire !
Quant au juge, à qui le narrateur raconte (presque) toute cette affaire en tant que témoin clé, c'est un grand fan de poésie et d'Apollinaire, qui déguste les poèmes que Vasco a laissés dans un cahier, retrouvé sur lui au moment de son arrestation. Il y en a un, notamment, mutin, que l'on adore : « Mais qu'est-ce donc là / Tapi au creux de ton cou ? / Oh ! Un haïku ! » Et l'on saluera au passage le brio poétique polymorphe de François-Henri Désérable, qui devrait persévérer sérieusement dans cette voie en son nom propre, si ce n'est déjà fait.
Tout cela est emberlificoté ? Bien sûr, et c'est exprès. Mon maître et mon vainqueur est une espèce de polar à rebours, avec un dispositif subtil (flash-back, digressions, jeu permanent sur la temporalité) qui tient le lecteur en haleine et ne se dévoile qu'à la toute dernière page. Juste avant que le juge ne conseille au futur auteur : « Cette histoire, vous devriez en faire un roman. » Conseil suivi, et quel roman !
Un régal de virtuosité, servi par un style allègre, qui mêle l'ultra-sophistication, l'érudition, à la crudité, au familier. Jamais l'auteur, qui se parle à lui-même en s'appelant « mon petit père » ne se prend au sérieux. Et, jusqu'au bout, on se demande si l'on s'achemine vers une tragédie, ou du burlesque. Il y a longtemps qu'un écrivain n'avait pas traité comme cela de la passion amoureuse. Le Goncourt, s'il vous plaît !
Mon maître et mon vainqueur
Gallimard
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 18 € ; 192 p.
ISBN: 9782072900945