Lors d’une conversation, voici quelques années, Pietro Citati remarquait sa gêne devant certains jeunes auteurs italiens. « J’ai l’impression » , observait-il , « de lire des traductions ». Comprenons des traductions de l’anglais – voire de l’américanglais qui semble souvent, désormais, la base de départ des traducteurs, leur référence sonore et l’origine de leurs tics. Un texte traduit de l’américanglais donne la sensation d’un insaisissable shimmy. Il présente des tours narratifs qui sentent la transposition – ce qui s’empire avec expressions familières ou argotiques. En général, celles-ci, n’existent que dans le français des traductions et renvoient directement au monde anglo-saxon. Elles finissent par entrer dans le langage inapproprié (le mot, pris dans ce sens, est un exemple type de français shimmy ) lorsque les traducteurs de séries télévisées embrayent sur le mauvais exemple de l’écrit. Au point que l’écrit cède en retour aux facilités de la traduction approximative et kilométrique de l’audiovisuel. Ainsi, le délinquant de base dit-il « votre honneur » à un juge – alors que « votre honneur » n’a jamais appartenu à notre langage révérencieux, y compris sous l’Ancien Régime. Je serais curieux de savoir qui est le premier à nous avoir infligé « votre honneur ». Un traducteur de l’écrit ou un doubleur de cinéma ? Pietro Citati observait aussi que ce shimmy – fort peu alchimique – provenait des lectures favorites affichées par la nouvelle génération. Comme en France, de nombreux jeunes Italiens en voie d’ascension ont découvert l’écriture, ou leur vocation à se faire connaître médiatiquement par l’imprimé, en lisant des traductions. Ils font rarement allusion aux grands écrivains des générations précédentes écrivant dans leur propre langue. L’un des plus calamiteux maîtres de shimmy reste ainsi le malheureux Scott Fitzgerald (il n’y est pour rien) qui fut aussi mal traduit en italien qu’en français. C’est souvent lui que les jeunes gens pressés on choisi pour maître en roman nouveau – faute d’avoir le temps ou l’énergie de se frotter au Nouveau Roman. Ils ont donc pris chez ses traducteurs leur italien ou leur français shimmyque. Fiction France Je me faisais ces réflexions en lisant certains des écrivains de langue française retenus par CULTURESFRANCE dans le premier numéro de Fiction France , tiré à 12 500 exemplaires et distribué, en ce moment, à la Foire de Francfort. CULTURESFRANCE ne s’écrit qu’en majuscules, tout collé, sans doute à cause de l’Internet : on aurait pu imaginer CulturesFrance comme pour les banques ou les consultants, qui ont leur propre shimmy . Voire Francisture, si c’était une école de commerce, ou Franscultis pour un laboratoire. Là n’est pas la question. CULTURESFRANCE est un nouvel « opérateur », dirigé par Olivier Poivre d’Arvor. Il fédère plusieurs organismes du Ministère des Affaires Etrangères et du Ministère de la Culture qui faisaient parfois doublon. Dans le domaine de l’action culturelle française à l’étranger on est d’ailleurs loin d’avoir remédié aux doublons et autres triplements. Du travail reste à faire. Une nouvelle fois, là n’est pas la question. Fiction France est une revue qui présente deux fois l’an un choix d’une vingtaine d’œuvres de fiction récemment parues, signées par des « nouveaux romanciers » de langue française, qui ne sont pas pour autant débutants (ils doivent avoir déjà publié deux ou trois œuvres de fiction). Le magazine se présente au grand format, papier brillant, portraits couleurs. Il montre les visages (ah, il y aurait beaucoup à dire sur les visages d’écrivains tels qu’on les photographie – ce sera une autre fois…). Il résume les biographies, indique les coordonnées des éditeurs et/ou gestionnaires de droits. Il donne un large extrait du livre choisi et sa traduction en anglais. Le choix de Fiction France s’établit à partir de propositions faites par les éditeurs. Ainsi donc, pour le n°1 : Metin Arditi (Actes Sud), Charles Dantzig (Grasset), Vincent Delecroix (Gallimard), Louise Desbrusses (POL), Marc Dugain (Gallimard, deuxième), Claire Fercak (Verticales, Gallimard troisième), Nadia Galy (Albin Michel), Yasmine Ghata (Fayard), Charif Madjalani (Le Seuil), Michel Monnereau (La Table Ronde, Gallimard quatrième), Eric Reinhardt (Stock), Thierry du Sorbier (Buchet Chastel) et Yasmina Traboulsi (Mercure de France, Gallimard cinquième). A quoi s’ajoutent deux « polars » : Régis Descott (Lattès) et Marcus Malte (Zulma). Le choix de conclut par trois auteurs dont la catégorie est celle des « grands romanciers » – ce qui n’est pas encourageant pour les seize autres. Ces trois « grands » sont Henry Bauchau (Actes Sud, deuxième), Pierre Guyotat (Mercure de France, Gallimard sixième) et Jacques Serena (Minuit). Réflexion faite, d’être présenté d’office comme « grand romancier » n’est pas rassurant non plus pour les intéressés. L’éloge sous-entend-il : c’est beau, mais c’est dur et pas facile à vendre ? Ce qui a de quoi enthousiasmer, en effet, les acheteurs anglo-saxons qui fuient le risque comme la peste et leur contrôleur de gestion. L’américanglais subliminal Tous les choix sont discutables. Mieux vaut risquer et choisir que de ne rien faire. Cela dit, on se demande si certains (comme Gallimard et satellites) ne se gardent pas la promotion de leurs auteurs vedettes, sous-traitant à CULTURESFRANCE ceux sur lesquels ils sont moins pressés de faire effort. On se demande aussi… A vrai dire, on ne se le demande pas, c’est évident. On constate donc aussi que Fiction France se destine d’abord à l’univers anglophone. La direction parisienne établit la sélection en concertation avec les bureaux du livre de New York et Londres. Quant au bureau berlinois, il est chargé d’utiliser ce matériel anglo-français à l’usage des germanophones. Certes ceux-ci maîtrisent bien mieux l’anglais que nous (cela se vérifie partout à Francfort) mais, enfin, l’allemand, l’italien, le portugais et l’espagnol, pour s’en tenir à l’Union européenne, méritent peut-être considération, notamment si l’on veut transmettre une écriture … Le prochain Fiction France paraîtra le 31 mars 2008. On espère qu’il aura pu servir à diffuser quelques livres intéressants auprès des éditeurs et des universités americanglophones. Mais il reste à lever l’ambiguïté de l’aide publique : est-elle destinée à fournir des best-sellers supposés aux éditeurs et agents anglo-saxons (qui ont leur foire dans la foire de Francfort, et en sont le centre de gravité) ? Est-elle destinée à faire connaître des œuvres singulières, souvent durables, qui demandent un investissement plus long ? En tout cas, je conseille aux amateurs de shimmy la lecture en anglais puis en français d’Eric Reinhardt et Charles Dantzig. Ils sont nettement meilleurs en anglais. On se demande, du coup, s’ils n’ont pas écrit, en version originale française, leur propre traduction d’un américanglais subliminal avec les aléas que ces traductions présentent lorsqu’elles restent imprégnées de la lingua brittamerica mondiale. A consulter : http://www.culturesfrance.com/