On n’est jamais trahi que par ses amis. Voyez Kafka. Max Brod avait promis de brûler ses manuscrits après sa mort. Non seulement il n’en fit rien, mais il écrivit une biographie pour se racheter de n’avoir pas tenu parole et surtout pour contrôler la postérité de son complice en en faisant un "saint". Saul Friedländer n’est pas d’accord. Le grand historien israélien qui enseigne aux Etats-Unis propose une vision différente. Pour ce spécialiste de la Shoah, la honte serait l’explication de tout. Kafka avait honte de son corps, de sa sexualité, de son œuvre aussi, ce qui justifierait cette promesse en espérant que Brod ne la tiendrait pas…
Au fil des récits, Friedländer dégage quelques secrets. Pulsions sadomasochistes, homosexualité refoulée, pédophilie larvée, la liste n’est pas close. Mais tout cela est resté au stade des "tentations sexuelles imaginées". La honte et la culpabilité dont il est ici question proviennent non pas d’un comportement, mais de fantasmes. Kafka a toujours eu un problème avec les femmes qu’il déprécie, avec son corps qu’il n’aime pas et avec les prostituées qu’il fréquente sans plaisir.
Il n’est pas à l’aise non plus dans sa religion et n’adhère pas au sionisme. Friedländer émet l’hypothèse que Kafka est juif dans "le maintien absurde d’une tradition privée de sens". Le mystique disparaît chez lui dans l’esthétique. La seule chose qu’il vénère, c’est la littérature. Brod le sait bien, lui le piètre écrivain, que son ami est génial !
Dans cette enquête biographique serrée, fruit d’une lecture attentive des textes et des commentateurs, Friedländer a cherché les clés de l’œuvre kafkaïenne en sachant qu’elle comporte plusieurs serrures. Il montre un Kafka sans filtre, sans pudeur, nu, porté par ses rêves les plus crus.
Kafka sait que la littérature ne peut pas tout. Elle peut davantage. Elle est le semblant du monde. Voilà pourquoi le verbe "sembler" apparaît à Friedländer comme le sésame d’une œuvre inachevée, car sans doute inachevable. Kafka est monstrueux dans le sens où il nous montre ce qui traverse son esprit. Il est bien le "poète de son propre chaos" dans une époque tumultueuse, un écrivain à la croisée de deux mondes, celui qui s’achève avec la Première Guerre mondiale et celui qui s’annonce avec la Seconde.
La détestation d’une existence qu’il combat par l’énigme inspire ce solitaire indifférent au judaïsme comme à l’histoire. On n’en finit plus de citer les mots de son Journal à la date du 2 août 1914 : "L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine." Pour lui, seule la littérature peut nous consoler du monde. Avec cet essai magistral, Saul Friedländer donne à l’adjectif kafkaïen un tout autre sens. Laurent Lemire