Revenu d'entre les morts en ce printemps de campagne électorale, François Furet donne à entendre sa voix à travers un texte posthume, Inventaires du communisme. Après les notes de cours de Durkheim sur Hobbes ou un entretien de Michel Foucault avec le critique d'art Claude Bonnefoy, Furet paraît à point nommé dans la petite collection "Audiographie" des éditions de l'EHESS, dont la vocation est de publier des interventions orales qui révèlent "une pensée au travail". Ici il s'agit à l'origine d'un dialogue entre l'historien de la Révolution française et le philosophe Paul Ricoeur, qui fut enregistré quelques mois après son dernier ouvrage, Le passé d'une illusion, paru en janvier 1995 ; les deux hommes y discutent des thèses du livre sur la séduction de l'idée communiste. En mars 1997, Furet écrit à Ricoeur et lui révèle son intention de transposer cette conversation par écrit, il y retravaille en rabotant les rugosités du parler (le sien était tout de même fort peu relâché), en ajoutant des précisions et des nuances par-ci et en ôtant des excès de rhétorique par-là. En juillet il décède brutalement, laissant le projet inachevé et son interlocuteur philosophe dans l'incapacité de réviser sa partie à des fins de publication. Le nouvel "Audiographie" est un palimpseste rendu à la lisibilité par Christophe Prochasson, historien et directeur d'études à l'EHESS, qui dans son éclairante présentation parle de trois auteurs : le principal, François Furet, Paul Ricoeur, absent du texte mais qu'on devine en filigrane, et plus modestement l'éditeur lui-même, qui a agencé les différents ajouts de Furet. Les intertitres "Mensonges, passions et illusions", "Sur la nation : l'universel et le particulier", "Le mouvement socialiste, la nation et la guerre", etc., rendent plus limpide ce dialogue interrompu qui, bien que tronqué des réflexions de Ricoeur, garde la fraîcheur de l'échange. Dernière synthèse sur le travail d'une vie, une oeuvre où la pensée si rigoureuse fût-elle est hantée par la question du tragique et de l'énigme : "L'explication causale dernière m'échappe, et je la laisse ouverte. Il subsiste quelque chose de mystérieux dans le caractère et dans la dimension des tragédies induites par le comportement de l'homme démocratique au XXe siècle. [...] Je suis de ceux qui pensent que lorsqu'un fait ou un événement résistent à l'intelligence historique, il vaut mieux le dire que prétendre le contraire."