L'écrivain Gabriel Matzneff, mis en cause pour ses relations avec des partenaires mineurs des deux sexes, a répondu dans une lettre parvenue, jeudi 2 décembre, à l’hebdomadaire
L’Express au livre accusateur de la directrice de Julliard Vanessa Springora, en parlant d'"
un exceptionnel amour" entre eux et assurant de "
ne pas mériter l'affreux portrait" qu'elle dresse de lui.
Dans ce roman autobiographique,
Le consentement, paru chez Grasset le 2 janvier, Vanessa Springora décrit comment elle a été séduite par Gabriel Matzneff, presque quinquagénaire, alors qu'elle n'avait même pas 14 ans.
"
Je ne mérite pas l'affreux portrait que [...]
tu publies de moi. [...]
Non, ce n'est pas moi, ce n'est pas ce que nous avons ensemble vécu, et tu le sais", écrit l'écrivain âgé de 83 ans. "
Ce livre, je ne le lirai pas. [...]
Il me ferait trop de mal. Et même si son ton est mesuré, nostalgique, je préfère me contenter des dizaines de lettres d'amour fou que Vanessa m'a écrites, de ses photos, de mes adorables souvenirs", ajoute l'auteur.
Vanessa Springora "
trace de moi un portrait dénigreur, hostile, viré au noir, destiné à me nuire, à me détruire, où, utilisant un pesant vocabulaire psychanalytique, elle tente de faire de moi un pervers, un manipulateur, un prédateur, un salaud", écrit l'écrivain, adulé dans certains milieux littéraires libertaires de l'après mai 68.
C'est "
un livre dont le but est de me précipiter dans le chaudron maudit où ces derniers temps furent jetés le photographe Hamilton, les cinéastes Woody Allen et Roman Polanski", poursuit-il.
L'Express a décidé de "
publier en intégralité le long texte qu'il nous a fait parvenir", en soulignant que "
cette publication ne vaut pas caution". "
L'écrivain n'y fait aucun mea culpa ni ne demande le pardon, mais il livre le récit de sa liaison avec la jeune fille", souligne l'hebdomadaire.
"Il y a eu un dysfonctionnement de toutes les institutions"
La veille, Vanessa Springora a donné une interview au
Parisien afin d’expliciter le but de son roman, qui vise les "
dysfonctionnements" des institutions et "
l’hypocrisie de toute une époque".
"
Je l'ai rencontré en 1986. On le connaissait. Il y a eu un dysfonctionnement de toutes les institutions: scolaire, policière, hospitalière... C'est ça qui est sidérant face à un militant de la cause pédophile qui a publié des textes en ce sens et qui s'en glorifie",
s'est-elle lamentée. "
Ce n'était pourtant pas très difficile de savoir qui était Matzneff à l'époque", ajoute l'éditrice de 47 ans, évoquant les "
citations terrifiantes" de son ouvrage
Les moins de seize ans (Julliard, 1974).
Le goût assumé de l'écrivain de 83 ans pour les mineures et pour le tourisme sexuel avec de jeunes garçons en Asie avait jusqu'ici très peu fait ciller. La sortie du livre
Le consentement semble être en train de changer la donne.
Réagissant aux regrets exprimés par l'ancien animateur télé Bernard Pivot accusé de complaisance avec l'écrivain qu’il a reçu à plusieurs reprises dans son émission "Apostrophes", Vanessa Springora se dit "
étonnée" qu'il soit le seul à avoir fait cette démarche.
"
Davantage que cette chasse à l'homme qui est en train de se mettre en place vis-à-vis de Matzneff, un vieux monsieur dans la misère qui n'est plus en mesure de nuire à qui que ce soit, pour moi, c'est l'hypocrisie de toute une époque qui doit être remise en question, insiste-t-elle.
Je n'ai eu aucun signal d'aucun de ses éditeurs [...]
En 2013, quand il a reçu le Renaudot, aucun journaliste littéraire, pas un seul, ne s'est interrogé sur le bien-fondé de cette récompense. La vie d'une adolescente anonyme n'est rien face au statut d'un écrivain".
Le cénacle littéraire pointé du doigt
Les réactions du monde littéraire se sont multipliées ces derniers jours alors que la polémique ne cesse d’enfler. Interrogé jeudi par
Europe 1, Denis Tillinac, ami et éditeur de Gabriel Matzneff à La Table Ronde de 1992 à 2007, a déclaré avoir "
refusé de publier les carnets intimes [de l’écrivain],
parce que justement il y avait cette espèce de complaisance, comme ça, érotico-pédo-truc qui ne me plaisait pas".
"
Je ne pouvais pas être éditeur de ça, a justifié Denis Tillinac.
Je voulais être éditeur d’un bon écrivain qui était surtout un bon essayiste et un romancier. Donc j’ai publié des romans où il n’y a que des adultes. Il faut se demander surtout pourquoi on publiait ça avant, sans que ça pose problème à personne. On est dans un phénomène de société. Il y a comme ça un espèce de puritanisme qui arrive des Etats-Unis." L’éditeur assume toutefois son affection pour Gabriel Matzneff, un "
être fragile, ambivalent".
Rattrapé par la décision du jury du Renaudot de lui attribuer la récompense en 2013 pour son essai
Séraphin c’est la fin ! (La Table Ronde), Frédéric Beigbeder a reconnu jeudi un geste "
maladroit". Le livre, un recueil d’articles sur la politique internationale "
nous avait paru brillant," explique l’écrivain. "
C'est clair qu'il n'aurait jamais eu le prix pour un de ses journaux intimes", poursuit-il, assurant que le jury avait "
voulu aussi faire preuve de compassion" à l'égard de Gabriel Matzneff.
"
Ce n'était en aucun cas la consécration d'un monstre pédophile," souligne Frédéric Beigbeder, qui a récemment dit vouloir rester "
ami" de Gabriel Matzneff, tout en le jugeant "
indéfendable". "
Parce que j'ai peur qu'il se suicide et que je n'ai pas envie de m'acharner sur un homme déjà cloué au pilori", se justifie le juré du Renaudot, qui assure pour autant être "
sans ambiguïté dans le camp de Vanessa Springora".
L’écrivaine féministe Sylvie Brunel juge, pour sa part, que la complaisance dont a bénéficié Matzneff "
ne reflétait absolument pas les mœurs de l’époque".
"Ne croyez pas que l’époque était libertine ou tolérante, écrit l’experte en géopolitique dans une tribune publiée par
Le Monde. […]
La France profonde n’en pensait pas moins, mais n’avait pas voix au chapitre. […]
Matzneff choquait profondément déjà. Je tiens à le dire car l’histoire s’écrit souvent de façon biaisée, et laisser penser que les années 1980 étaient celles de l’acceptation de la pédophilie serait un mensonge."
"On m’a raconté des histoires terribles"
Malgré sa décision d'écrire
Le consentement, Vanessa Springora assure ne pas avoir "
du tout envie d'être la porte-parole de quoi que ce soit". "
Je reçois des témoignages qui me bouleversent. Je me dis que j'aurais peut-être dû écrire plus tôt, ça me culpabilise un peu, je ne sais combien d'années il a été actif, on m'a raconté des histoires terribles entre-temps, bien pires que la mienne, mais je ne peux pas en être le porte-parole", explique-t-elle.
"
Si d'autres personnes plus jeunes ont envie d'aller en justice qu'elles le fassent, ou témoignent, réparent chacune ou chacun à sa manière un traumatisme de jeunesse. Ce livre, c'est déjà une trace et une empreinte. Il va faire réfléchir. Les éditeurs, les auteurs, les médias, tout le monde", ajoute l'éditrice, qui s'est "
interdit de regarder ce qui se passait sur les réseaux sociaux" autour de cette affaire. "
C'est trop violent".