Gaël Faye : On n'a jamais demandé à Dostoïevski d'écrire sur autre chose que la Russie !

Gaël FayePhoto réalisée au café le Rouquet Bd St Germain - Photo OLIVIER DION

Gaël Faye : On n'a jamais demandé à Dostoïevski d'écrire sur autre chose que la Russie !

Huit ans après le triomphe planétaire de Petit pays, Gaël Faye revient avec un deuxième roman très attendu, Jacaranda, à la fois proche et différent du précédent. L'auteur et musicien se confie sur son parcours, sa vie aujourd'hui, et ses projets à venir.

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Par Propos recueillis par Jean-Claude Perrier
Créé le 01.07.2024 à 12h00

Il s'est passé huit ans entre vos deux romans. Qu'avez-vous fait durant tout ce temps ?

Ne m'en parlez pas, ça fait mal ! Mais l'intérêt pour Petit pays a duré tellement longtemps... J'ai accompagné le livre partout où j'ai pu, et j'aurais pu continuer. Mais entre-temps, j'ai quand même composé cinq albums, fait des tournées. Et j'ai travaillé à un autre texte, auquel j'ai ensuite renoncé, car ce n'était pas le bon.

Au moment de publier votre deuxième roman, Jacaranda, vous sentez-vous sous pression ?

Bien sûr, car le succès de Petit pays m'a dépassé. 1,7 million d'exemplaires vendus en France, toutes éditions confondues, quarante traductions dans le monde entier, une adaptation au cinéma en 2020, sortie durant le Covid, une autre en bande dessinée parue en avril dernier... Je ne demande même plus les chiffres de vente, ça me stresse.

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Gaël Faye- Photo OLIVIER DION

Comment votre aventure a-t-elle commencé ?

Vers 13-14 ans, j'ai commencé par écrire de la poésie, rien que pour moi. Puis j'ai participé à des ateliers de rap, dans une MJC du 78, où j'habitais. Mes poèmes sont devenus du rap, par hasard. Je n'ai aucune formation musicale, mais j'ai aimé le côté collectif et la culture hip-hop. Puis j'ai enregistré sur un petit label, alors que je n'étais même pas majeur. Je ne m'imaginais pas être artiste un jour. Ce fut le coup de poker de Pili pili sur un croissant au beurre, dont le titre est tout le symbole de ma double identité. Je suis le fils d'une mère rwandaise réfugiée au Burundi dès 1962, moment de premiers massacres, et d'un père français beatnik, qui faisait le tour du monde à vélo et est passé par hasard à Bujumbura.

Comment êtes-vous entré en littérature ?

J'écrivais des nouvelles, des pièces, du slam, jusqu'à ce que je sois contacté par Catherine Nabokov, qui est toujours mon agent, parce que son fils écoutait ma musique ! Elle m'a présenté à Juliette Joste, éditrice chez Grasset. En trois mois, de janvier à mars 2015, j'ai rédigé le premier jet de Petit pays, au Rwanda, où je m'étais installé. Puis j'ai écrit le second jet, et le livre est paru à la rentrée littéraire 2016.

Pourquoi êtes-vous parti vous installer au Rwanda, où vous vivez à nouveau actuellement ?

À l'origine, je ne comptais pas revenir en France. Aller vivre au Rwanda, c'était renouer avec l'histoire familiale de ma mère, dont une part m'était cachée. Enfant, je n'avais connu le pays qu'après le génocide, et pour les vacances. Je me suis senti confronté au silence. Ensuite, quand j'ai eu moi-même des enfants, j'ai voulu rencontrer le pays réel, et transmettre mon expérience.

Êtes-vous, comme Milan, le héros et narrateur de Jacaranda, un muzungu, un Blanc ?

Bien sûr, je suis un muzungu ! Mais en tant que métis, on ne se sent jamais métis. Ça me révoltait. Je voulais être plus rwandais que les Rwandais. Là-bas, accepter d'être blanc, c'est accepter le regard de l'autre. Aujourd'hui, je me sens métis, je me sens rwandais, avec des accidents de parcours. Tous ces moules où il fallait se fondre, je les ai fait voler en éclats.

Comment est la vie à Kigali, aujourd'hui ?

Le Rwanda est un pays qui bouge très très vite. Entre 1994 et aujourd'hui, on est passés de pays charnier à « start-up nation » ! Le pays accumule les grands projets, les grandes routes. Et sa population est très jeune : les trois quarts des Rwandais ont moins de 30 ans. Le pays a été refondé sur les cendres du génocide. Les jeunes ont en même temps conscience de cette histoire importante et envie de passer à autre chose. Il y a chez eux beaucoup de questionnements sur le génocide.

Qu'en sait-on exactement aujourd'hui ?

Que ce n'était pas un problème ethnique, mais plutôt économique et social. Les Tutsis étaient des éleveurs, des « aristocrates », des propriétaires, censés exploiter les Hutus, agriculteurs. Ce sont les colonisations, belge puis allemande, et l'Église, qui ont radicalisé toutes ces tensions. Pas les Français, qui sont arrivés bien après.

Pourquoi écrire encore sur le génocide ?

Pour nos enfants. Afin de déconstruire la pensée raciste et les idées de certains milieux négationnistes où on dit : « Tout le monde s'est entretué. » À l'origine, on parlait de « génocide rwandais », puis le gouvernement du président Kagame l'a interdit par la loi, et mis en place la mention « génocide des Tutsis », lequel est commémoré chaque année, durant un mois.

À écrire à nouveau sur le Rwanda, ne risquez-vous pas d'être en quelque sorte catalogué ?

Si, je le crains. Mais j'étais hanté par le personnage de Tante Eusébie, qui disparaît à la fin de Petit pays, sans que je sois allé au bout de son histoire. Je la reprends donc dans Jacaranda. Et puis, on n'a jamais demandé à Dostoïevski d'écrire sur autre chose que la Russie (rires) ! Maintenant, je me suis rassuré par rapport à ça. Au Rwanda, à 41 ans, je suis vieux. Il y a des choses que je peux écrire, et on n'est pas nombreux, dans ma génération, à aborder ce sujet. Il y a bien sûr Scholastique Mukasonga, mais elle est de la génération de ma mère. Son œuvre m'a d'ailleurs permis de comprendre l'histoire de ma mère. Plus près de moi, il y a Dominique Celis, qui vit là-bas, ou encore Beata Umubyeyi Mairesse, qui vit à Bordeaux.

En quoi Jacaranda est-il différent de Petit pays ? Espérez-vous pour lui le même succès ?

Les deux comportent une part autobiographique, tout est vraisemblable, tout pourrait exister. Par exemple, Mamie, c'est ma grand-mère maternelle, décédée pendant le Covid. Mais dans Petit pays, on entendait la voix d'un enfant. Là, le ton est différent. Milan grandit, vieillit, et j'ai intégré une partie de témoignages sur le génocide à travers les scènes de procès des bourreaux. Je suis mû par une forme de nécessité, il faut que j'aie l'impression de réparer deux ou trois choses en moi. Petit pays, c'était l'enfance volée, l'exil, les silences. Jacaranda, c'est une tentative de rendre cohérentes mes trente dernières années avec le Rwanda, depuis 1994 jusqu'au pays d'aujourd'hui. Mais je ne sais même pas si ma mère a lu mon premier livre, elle ne m'en a jamais parlé. Quant au succès du second, je n'anticipe rien !

Quels sont vos projets ?

Je suis en train de travailler sur un nouvel album pour l'année prochaine. Sauf que, quand je suis en tournée de promotion, je ne peux pas écrire ni composer. Comme les pop stars !

Pensez-vous que vous écrirez un jour sur autre chose que le Rwanda ?

Certainement, ça se fera spontanément, le moment venu.

Gaël Faye
Jacaranda
Grasset
Tirage: 110 000 ex.
Prix: 20,90 € ; 288 p.
ISBN: 9782246831457

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