"Celles qui auraient pu sauver le monde." C'est ainsi que le catholique Chesterton définissait les causes perdues. Le freudo-marxiste Slavoj ?i?ek pense de même. Seules ses solutions diffèrent car elles passent par l'idée communiste, même s'il n'est pas dupe de son échec. "Au XXe siècle, le rêve communiste a misérablement échoué, aboutissant à une catastrophe économique, éthico-politique et - ne n'oublions pas - écologique. Mais les problèmes qui ont suscité ce rêve persistent, et un nouveau mode d'activité par-delà le marché et l'Etat devra être réinventé."
Bienvenue donc dans le monde turbulent de ce philosophe slovène de 62 ans qui triomphe aux Etats-Unis, justement parce qu'il est inclassable, et qui enseigne à Londres pour la même raison. Ce qui est sûr avec lui, c'est qu'on ne comprend pas tout. Ce n'est d'ailleurs pas le but. Il demande simplement qu'on l'écoute, comme Lacan - l'une de ses grandes références -, en considérant qu'il restera toujours quelque chose de ce bouillonnement verbal chez le lecteur ou l'auditeur.
Chez ?i?ek, on picore. On se demande d'ailleurs si lui aussi n'écrit pas en picorant. Un peu de Marx pour la base, du Hegel pour épaissir, un soupçon de Lacan pour relever le tout et une pointe de Badiou. Remuer, c'est prêt ! Cette potion philosophique, ?i?ek est tombé dedans quand il était petit. Chez lui, les effets sont permanents. Chez ses lecteurs un peu moins... D'autant que le directeur du très sélect Birkbeck Institute for the Humanities de l'université de Londres ne déteste pas les provocations lorsqu'il titre un de ses chapitres "Comment Staline a sauvé l'humanité de l'homme", lorsqu'il considère la violence d'Hitler peu violente au regard de ce qu'elle aurait pu être, lorsqu'il insiste sur l'engagement nazi de Heidegger ou bien lorsqu'il désigne la démocratie comme ennemi plutôt que le capitalisme.
En fait, depuis maintenant plus de dix ans ?i?ek creuse le même sillon, labouré sans relâche dans Le sujet qui fâche, Après la tragédie, la farce ! ou Comment l'histoire se répète. Mais ce dévoreur de livres, de films, de musiques et d'idées puise dans les grands penseurs comme dans la culture populaire pour alimenter une réflexion toujours en surrégime. On éprouvera le même sentiment roboratif à la lecture des "six réflexions transversales" qui constituent la matière de son livre Violence. Il analyse les régimes autoritaires et la manière dont la violence s'installe dans l'histoire. On y croise toujours Marx, Lacan, Brecht et... Elton John.
Une chose est sûre, ?i?ek est un penseur stimulant et drôle qui repêche avec avidité les causes perdues. Il ne pose pas toujours les bonnes questions, mais il invite à se les poser dans un monde post-idéologique. Et ce n'est déjà pas si mal pour un philosophe...