Avant-Critique Roman

En parfait oulipien, Georges Perec (1936-1982) adorait s'inventer des contraintes littéraires si formelles qu'il lui est arrivé d'y étouffer comme dans un carcan. Et dans le cas de Lieux, l'usure, la lassitude, l'asphyxie furent telles qu'il a abandonné son projet, en un « amas inachevé de textes ». Un grand chantier, cependant, qui l'a partiellement requis de 1969 à 1975. En 1969 donc, juste après la parution de La disparition, Perec se lance dans une série de volumes qui auraient dû l'occuper douze ans, soit jusqu'en 1980. Il explique : « J'ai choisi douze lieux parisiens tous liés pour moi à un souvenir important ou à un souvenir marquant de mon expérience. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; l'un en tant que souvenir [...] ; l'autre est décrit sur place, d'une manière neutre [...]. Chaque texte achevé est mis sous enveloppe et scellé. Je recommence le mois suivant avec deux autres lieux. » De fait, il tiendra le rythme, très péniblement (rien, par exemple, pour l'année 1973) de 1969 à 1975, de cet inventaire volontairement non-écrit, de cette « vie sans mode d'emploi », comme dit Claude Burgelin, préfacier du présent volume, puis s'arrêtera. Cent trente-trois textes ont été rédigés, cent cinquante-cinq prévus et avortés. Au final, de cette dodécalogie programmée, seul paraîtra le troisième volume, W ou le souvenir d'enfance, en 1975, tandis que Perec est en analyse avec J.-B. Pontalis. Mais on peut considérer, avec les spécialistes, que Lieux a pu constituer, en quelque sorte, la matrice de La vie mode d'emploi, l'un des chefs-d'œuvre de Perec, prix Médicis 1978.

Parmi les douze lieux de Lieux, à peu près équitablement répartis sur les deux rives de la Seine, choisissons-en un, pas tout à fait au hasard : Mabillon, qui apparaît pages 61, 109, 178, 225, 265, 286, 343, 345, 407, 412, 447 et 448. Non point tant la rue, « elle-même est inexistante », estime Perec en 1970, mais le microquartier situé à égale distance entre Saint-Germain-des-Prés et Odéon, que l'écrivain, qui a habité rue de Seine puis rue de l'Échaudé, connaît par cœur. Une « porte vers le Quartier latin », qu'il arpente toujours et décrit de manière objective, sèche, sans fioritures. Parfois avec humour, en roue libre, ainsi de ces « habituels couillons krishnamurtiques ou leurs émules », qu'il moque au coin du boulevard Saint-Germain, le 5 septembre 1972. Parfois, soulagé, il semble s'étonner lui-même de l'avancement de son chantier démesuré : « Et voilà pour Mabillon 71 », note-t-il le 3 novembre de cette année-là, au 53, rue de Seine. Chez les oulipiens, tout est précis, tout est archivé, même les feuillets griffonnés ou les tickets de métro qu'on a aussi retrouvés dans les fameuses deux cent quatre-vingt-huit enveloppes.

Ces deux cent quatre-vingt-huit enveloppes, conservées dans le fonds Georges-Perec déposé à la bibliothèque de l'Arsenal, il était temps, quarante ans après sa mort, de les ouvrir, de ressusciter le projet de Lieux, et de publier, après débats sur la forme, le livre tel qu'il demeure. C'est chose faite, par une équipe de spécialistes, dans une version enrichie de documents en couleurs. Et puis, sur Internet, une « navigation numérique augmentée » permet à chacun de faire son petit Perec (1). Avant, peut-être, un circuit touristique littéraire pour happy few, comme pour le Da Vinci Code.

 

Georges Perec
Lieux
Seuil
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 29 € ; 608 p.
ISBN: 9782021114096

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