L’écrivain Antoine Sorel est mort. Quand il l’apprend, le héros d’Œuvres vives, le nouveau roman de Linda Lê, est au Havre pour une pièce de Beckett montée au Volcan. Le journaliste parisien collaborant "aux pages culturelles d’un hebdomadaire d’une teinte politique indécise" trouve la représentation affligeante et torche sa critique. Il décide en revanche de prolonger son séjour afin d’enquêter sur l’auteur havrais dont le roman Naufrages lui avait fait si forte impression. Par ses mots, l’"auteur maudit" était l’un de ces rares contemporains à rappeler que la littérature n’est pas affaire de couards tremblant d’être exclus de "la partie qui se jou[e] entre les jeunes prédateurs". Elle n’appartient qu’aux "irréductibles décidés à ne pas abdiquer la liberté de pensée". Plaidoyer pro domo de l’auteure de Lame de fond (Bourgois, 2012), qui fait son retour avec Œuvres vives, une fiction donc, et Par ailleurs, un essai sur la notion d’exil en littérature. Le terme est à comprendre au sens large : exilé en terre étrangère tel Gombrowicz ou dans une langue qui n’était pas originellement la sienne, tels Conrad, Benjamin Fondane, ou encore étranger de l’intérieur, monolingue et pourtant "exilé transcendantal", comme le confidentiel Roger Laporte, proche de Blanchot.
Née en 1963 à Dalat (Viêt-Nam), Lê étaye sa réflexion à travers des expériences de culture double ou plurielle. A propos de Pham Van Ky, romancier vietnamien francophone de la fin des années 1950 : "Toute réconciliation était impossible, et peut-être n’était-elle pas souhaitable, car pour le romancier qu’il était, suspendu entre deux mondes, l’écriture était tout à la fois la plaie et le couteau, […] il n’était ni tout à fait le fils du Viêt-Nam ni tout à fait un enfant de cet Occident encore à conquérir." Linda Lê possède parfaitement l’héritage européen et n’a pas oublié son pays natal, elle sait également ce décalage qui n’a pas tant à voir avec le sol qu’avec la résistance aux tendances du moment.
Œuvres vives est en quelque sorte une illustration romanesque de l’essai. On découvre qu’Antoine Sorel est né Antoine Tran, petit-fils de l’un de ces "Annamites" recrutés de force par l’administration coloniale pour travailler dans les poudrières de la métropole. Lexique rare, prose chantournée, Linda Lê décline avec la même pugnacité stylistique ses thèmes de prédilection : lutte à mort entre l’idéal et le réel, aliénation à ses contemporains, difficiles rapports père-fils… Plus ample que d’habitude, ce dernier roman se lit tel un exorcisme de la page blanche, un hommage à l’idée de livre éternellement recommencé. Le geste ultime d’Antoine est tout un symbole : comme si l’écriture n’eût pu souffrir aucun cadre, l’écrivain s’était défenestré. Sean J. Rose