Admiré par Gide, Gracq ou Borges, Ernst Jünger (1895-1998) fut attaqué par les Verts allemands, le critique Fritz Raddatz de Die Zeit et même par son fidèle traducteur Henri Plard. L’homme ne laissait pas indifférent. Il faut dire que son œuvre n’était pas tiède. L’écrivain soldat avait commencé son entrée en littérature par des Orages d’acier (1920) qui annonçaient un temps pourri sur le XXe siècle.
Dans ses carnets inédits consacrés à 14-18, il note, avec la précision de l’entomologiste qu’il n’est pas encore, les corps déchiquetés, le froid, la boue, le sang, la «tambouille de merde» et les beuveries d’après-combat. Le langage est brut, comme l’expérience vécue. Son baptême du feu a lieu dans les Eparges, dans le secteur de Verdun. Après des blessures et une convalescence, ce sera la Somme. Entre la lecture de Gogol, Dostoïevski et Tolstoï, entre les morts et la collecte d’insectes, il trouve le temps d’une idylle avec une jeune Française, Jeanne, qui recherche le père de son enfant…
De ces carnets, il tirera Orages d’acier, Le boqueteau 125, Feu et sang et Le combat comme une expérience intérieure appréciés par Hitler et les nazis. Pourtant, il n’y a pas d’engagement moral chez Jünger, pas de lutte du bien contre le mal, seulement la guerre dans sa terrible barbarie et sa destruction mécanique du monde.
Pour mieux comprendre cet homme qui a «mûri au milieu des tempêtes», il faut plonger dans la biographie scrupuleuse que lui consacre Julien Hervier. La Grande Guerre sera véritablement la matrice chez cet écrivain qui quitte l’armée en 1923 avant de rempiler en 1939 pour finir dans le gotha parisien de l’Occupation, entre les hôtels Raphael et Majestic, à discuter avec Picasso, Léautaud, Guitry ou Jouhandeau.
Entre-temps il y a eu Le travailleur (1932) puis Le cœur aventureux (1938), et surtout Sur les falaises de marbre (1939) qui constitue son attestation de non-nazisme. Pour le reste, Jünger demeure un curieux nationaliste chasseur de coléoptères, amateur de mescaline puis de LSD, et surtout un des grands auteurs allemands du XXe siècle.
Julien Hervier qui a publié des Entretiens avec Ernst Jünger (Gallimard, 1986) nous le montre comme un « anarque », un anarchiste d’un genre très particulier, opposant à la République de Weimar, ami du juriste du IIIe Reich Carl Schmitt, hostile au régime nazi, sympathisant de ses opposants, mais n’étant jamais entré en résistance, lui, le héros de 14-18 décoré de la prestigieuse croix de l’ordre «Pour le mérite». La seule tradition qu’il a vraiment respectée, c’est la langue allemande avec une devise : «l’espérance mène plus loin que la crainte». Laurent Lemire