Eté 1980, le Simferopol-Moscou est bondé. Retour des vacances en Crimée. Dans le wagon-restaurant trois jeunes, Volodia, Olia et Vitka, affamés commandent de quoi se sustenter. Quelqu’un prend place à leur table. C’est bien leur chance : un chauve au teint hâlé et aux "yeux déments d’un vert bleu délavé". Chacun y va de son commentaire intérieur : "De Funès","Un pignouf célibataire qui revient d’une station balnéaire", "un vétérinaire, et barjot en plus". Quand on vient pour le servir, le type congédie le garçon avec un billet de trois roubles. Il observe les trois comparses manger leur steak frites. Et selon "la loi de l’emmerdement maximum", il raconte sa vie. Boris Ilyitch Bourmistrov vient d’être libéré de sept années de camp de rééducation pour avoir fait du marché noir (on est encore en Russie soviétique). Son régime alimentaire était à base de viande de cheval sous forme de soupe - le Kazakhstan où se situait le camp est le pays des canassons. Sept jours sur sept, sept ans durant ! Depuis, plus faim, à savoir plus de plaisir à manger. Afin de recouvrer les délices du palais, un seul moyen : reluquer une personne en train de manger. Et Bourmistrov de demander à Olia : "Pouvez-vous manger pour moi ?" La jeune femme hésite et moyennant 25 roubles s’exécute. C’est le septième ciel gustatif par procuration : "Il s’était agrippé au rebord de la table et fixait la bouche d’Olia, ses yeux troubles sortaient de leur orbite et étaient devenus vitreux, comme si on avait injecté à ce pauvre type une forte dose de drogue." Pour 100 roubles, le voyeur "gourmet" propose à Olia qu’ils se revoient à Moscou pour recommencer. Vladimir Sorokine signe avec Soupe de cheval un conte à l’absurdité glaçante. Olia va devoir ingurgiter des aliments de plus en plus informes. Qu’est-on capable d’avaler contre rémunération ? Sean J. Rose