Le narrateur observe l’homme qui s’assoit tous les jours sur le banc du parc. L’homme en cravate à rayures rouges et grises mange son bento, la gamelle que lui a préparée son épouse. Il est d’un certain âge - l’archétypal salaryman, anglicisme par lequel les Japonais désignent la gent salariée vouée corps et âme à son entreprise. Le narrateur, quant à lui, est jeune, mais ne fait pas d’études, évite tout contact avec autrui et vit cloîtré dans sa chambre. C’est un hikikomori, un échantillon du phénomène de désociabilisation chez les adolescents, de plus en plus courant dans la société nippone postindustrielle.
La cravate de Milena Michiko Flasar est l’histoire d’une rencontre entre Taguchi Hiro, l’hikikomori de 20 ans, et Ohara Tetsu, le cadre de bientôt 60 ans, surnommé « Cravate » par le premier. Hiro voit bien que Cravate est différent : lorsqu’il pleut, il ne court pas à l’abri comme tout le monde mais reste assis sur son banc à recueillir la pluie dans le creux de ses mains. Il n’est d’ailleurs pas pressé, il ne va nulle part : Cravate a perdu son travail. Pourtant, chaque matin, il dit au revoir à sa femme en emportant son déjeuner. Entre le post-adolescent asocial et le vieux cadre licencié naît une muette entente. Et bientôt, un dialogue. Au fil de l’échange, on se rend compte qu’être à la marge de ce Japon contemporain, avec ses pressions sociales et ses objectifs de performance, était leur destin, leur volonté profonde. Mort d’un ami poète, suicide d’un camarade de classe, deuil d’un enfant… Chacun se raconte, et, à travers la confession, l’auteure née en 1980 de mère japonaise et de père autrichien, à Saint-Hippolyte en Basse-Autriche, parvient avec une délicatesse de plume infinie (chapeau le traducteur !) à faire passer un nuancier de sentiments complexes. On est touché par la rébellion à vif de « l’attrape-cœurs » japonais, aussi par la tendre fidélité de l’homme cravaté envers sa femme. Pourquoi lui ment-il ? « Elle a mérité mieux, beaucoup, beaucoup mieux que la vérité. » S. J. R.