Le jeu des perles de verre d’Hermann Hesse est une autobiographie fictive de Knecht, magister ludi, "le maître du jeu", situé dans une utopie spirituelle nommée Castalie et où les habitants s’adonnent à la science et aux arts. Qui va là ! d’Hadrien Laroche, c’est le jeu des perles merveilleuses. "Perles lentes merveilleuses", nom en coréen de la narratrice de ce "conte" énigmatique sur la création et l’identité. Et jeu littéraire aux allures borgésiennes, qui n’est autre qu’un portrait de l’auteur en "visiting professor" (Hadrien Laroche fut attaché culturel à Vancouver et son alter ego s’appelle Adrien sans H). La plasticienne de 27 ans raconte sa rencontre avec Adrien, professeur de littérature, expatrié sur la côte Ouest du Canada en Colombie-Britannique.
L’homme au "visage fin de jeune homme fin" l’a tout de suite attirée par ce charme indéfinissable qui s’apparente à "un désir de disparaître". La narratrice confie à Adrien, "qui possédait une oreille musicale pour le trauma", ses rapports avec son père qui fit faillite et est resté en Corée, l’atroce parcours de sa grand-mère, "femme de réconfort" forcée à la prostitution par l’armée japonaise durant la guerre. A son récit se mêlent les confidences d’Adrien, un père biologique inconnu, un père mort d’une étrange mort volontaire à la montagne, une mère brûlée vive à l’antépénultième semaine avant sa naissance… Surgit Maud, artiste conceptuelle originaire de Paris, qui va former avec eux un trio voué à la perte. La vidéaste tourne un film sur des femmes qui ont disparu à Vancouver. Elle-même, comme Adrien, disparaît, ainsi que la narratrice dont on apprend qu’elle est morte depuis le début du livre !
Se déclinent ici tous les thèmes de prédilection de Laroche : la figure de l’orphelin, la question de l’identité, du nom, l’exil à soi et aux autres… Auxquels s’ajoute, entre mille clins d’œil à la littérature et à l’art contemporain (Derrida, Duchamp, Dazai, Yves Klein, Damien Hirst), une réflexion sur la création : comment l’œuvre joue sur l’"effacement entre réalité et fiction", jusqu’à l’effacement même de l’auteur. Sean J. Rose