Un sage turbulent. À la bourse des idées, le prix de la liberté reste fluctuant. On en aura une illustration dans cette biographie d'un « philosophe maudit » qui a payé de sa vie le courage de l'indépendance face à la servitude volontaire. Li Zhi (1527-1602) n'est pas connu en France. Ses deux ouvrages marquants, Livre à brûler (1590) et Livre à cacher (1599), ne sont pas traduits mais les titres font humer un parfum de scandale. Ce contemporain de Montaigne conseillait à ses lecteurs de jeter au feu le premier après en avoir pris connaissance et de ne jamais divulguer le second. Qu'y avait-il donc de si hérétique dans ses phrases ? Et pourquoi ont-elles fait de lui « l'un des auteurs les plus admirés en même temps que des plus violemment attaqués » ?
En réalité, ce penseur iconoclaste et marginal dénigrait deux piliers de la société de l'époque, le confucianisme et le mandarinat. Jean-François Billeter nous présente le personnage dans ce travail érudit et fluide tiré de sa thèse dont une première version avait été publiée chez Droz en 1979. Le grand sinologue suisse, aujourd'hui âgé de 85 ans, a revu et complété son texte et, surtout, il a traduit de nombreux passages de ce trublion asiatique.
Li Zhi a vécu en Chine dans un XVIe siècle que nous connaissons mal, celui de la fin des Ming. Dans cette province du Fujian tournée vers la mer, il est issu d'une famille de commerçants restée fidèle à l'islam. Il fait son apprentissage au ministère des Rites et prend pour pseudonyme Zhuowu, littéralement « je suis intelligent ». Rasé, il devient moine, sous la contrainte, pour soutenir économiquement sa famille. Mais il ne supporte pas le mode de vie ascétique et condamne sans appel la morale enseignée par ses pairs. Pour lui, le seul impératif est la reconnaissance inconditionnelle de la dignité de l'autre. « La sainteté est une illusion à laquelle le saint ne se laisse pas prendre », écrit Billeter.
Livre à brûler est un patchwork d'essais, de lettres et de poèmes ; Livre à cacher est constitué de biographies qui racontent huit siècles d'histoire jusqu'à la fin de la dynastie mongole en 1368, avec des commentaires qui servent de charnières à ce vaste ensemble. Ces deux brûlots nous renseignent sur cette « société mandarinale » dans laquelle ils ont émergé. Dans ce régime de fonctionnaires lettrés, Li Zhi mobilise des citations de Confucius contre l'interprétation moralisante qu'en donnent les « savants » − ce qui l'a condamné à la censure, à la prison et poussé au suicide. Il fut redécouvert trois siècles plus tard lors de la révolution chinoise de 1911, notamment pour des propos comme celui-ci : « Tous ceux qui cherchent à se faire une réputation se font philosophes, car la philosophie est le moyen le plus simple de s'en faire une. Tous les bons à rien se font philosophes, car la philosophie peut les tirer d'affaire. Tous les imposteurs parlent philosophie, car cela leur permet de faire passer leurs duperies. » Incorrigible, on vous dit !
Li Zhi, philosophe maudit (1527-1602)
Allia
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 22 € ; 320 p.
ISBN: 9791030416169