Avant-critique Récit

Le moine, le troubadour et le scribe. Jean-Philippe de Tonnac est un esprit curieux, éclectique, encyclopédique qui, à côté de quelques travaux personnels, s'est fait une spécialité : les livres d'entretiens avec des esprits éminents, qu'il imagine, organise, recueille et publie. Modestement, il se présente comme « scribe-chauffeur », mais il est bien plus que cela. Un accoucheur. Théodore Monod, Christiane Desroches Noblecourt, Edgar Morin, Christian Bobin, parmi d'autres, furent de ses sujets, tout comme Umberto Eco et Jean-Claude Carrière une première fois, pour Entretiens sur la fin des temps (Fayard, 1998). Mais c'était un ouvrage collectif.

En 2006 naquit l'idée d'un livre d'entretiens entre ces deux monstres sacrés, centré sur la bibliothèque, la bibliophilie - ils possédaient tous deux une collection impressionnante d'ouvrages anciens, éditions originales, incunables... -, le livre en général, alors menacé dans son existence physique même par les nouvelles technologies. Entre Carrière et Eco, le chemin était déjà balisé. Ils étaient en terrain de confiance, y compris envers leur scribe. Il en résulta N'espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset, 2009), best-seller mondial aux vingt-six traductions.

Non sans humour, de Tonnac rappelle qu'entre Eco, ce grand gourmand, et lui, la connivence était née grâce à son (magistral) Dictionnaire universel du pain (Bouquins, 2010), pour lequel il avait même passé son CAP de boulanger. « [...] cette aventure boulangère excite (Eco, ndr) au plus haut point, écrit-il. En un éclair, il a ordonné ses pensées autour de la piadina, simple galette non levée [...] dont il fait [...] l'emblème d'une culture, d'un art de vivre, avec pour épicentre [...] l'Émilie-Romagne. » Sa région. Eco vécut entre Milan, Bologne, et le monastère à l'abandon de Monte Cerignone, dans les Marches, où il a écrit Le nom de la rose. Sur ce polar théologique imaginé alors qu'il était un sémiologue de 48 ans, sur le refus de tous les éditeurs français de le publier avant qu'Ariane Fasquelle chez Grasset ne l'acquière, il s'explique ici.

Et c'est passionnant, comme tout le making of de N'espérez pas vous débarrasser des livres. Les rencontres et les discussions se sont tenues à Paris, à Pigalle, dans l'hôtel particulier de Jean-Claude Carrière, cet autre érudit aimable, puis chez Eco, en juillet 2008, au bord de la piscine, à table, partout. Entre les deux beaux esprits, si différents dans la méthode (le « moine » Eco, universitaire particulièrement méthodique, ce que reflétait sa Bibliotheca semiologica curiosa, lunatica, magica et pneumatica, et le « troubadour » Carrière, beaucoup plus vagabond, digressif) mais en osmose profonde, la conversation était un art, un feu d'artifice, un régal.

De Tonnac a enregistré, mis en forme, retravaillé, fait relire, publié. Il n'a, hélas, pas filmé. Maintenant qu'Eco et Carrière s'en sont allés, il le regrette. Nous aussi : ça aurait fait un documentaire formidable. Demeure de cette aventure le récit aujourd'hui consigné, humblement titré Un été chez Umberto Eco, et présenté comme une « apostille » à N'espérez pas vous débarrasser des livres. Dans quel rayon de sa bibliothèque le Professore l'aurait-il classé ?

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