Livres Hebdo : Vous revenez en cette rentrée avec un roman, L'échiquier, et une traduction du Joueur d'échecs de Stefan Zweig (sous le titre Échecs), deux livres intimement liés...
Jean-Philippe Toussaint : Au début de l'année 2020, je n'avais rien en cours, je comptais voyager, m'atteler à des travaux préparatoires pour un nouveau roman. Puis est arrivée la pandémie, j'ai dû renoncer à tout ce que j'avais prévu. Qu'allais-je faire ? J'étais angoissé, je voulais éviter de me retrouver désœuvré. C'est alors que m'est revenue l'idée de traduire quelque chose, idée que j'avais déjà eue trente ans plus tôt quand je vivais à Berlin. Traduire Schachnovelle de Zweig, le titre original qui signifie littéralement « nouvelle d'échecs » et renvoyait à celui de mon tout premier roman Échecs sur un championnat d'échecs qui durait toute la vie. Parallèlement à la traduction, je voulais aussi écrire un livre, je ne savais pas quoi exactement, un journal du confinement, une réflexion sur les échecs, sur la traduction... Ce n'était pas clair. J'écrivais le matin et traduisais l'après-midi, j'ai écrit tous les jours de mars 2020 à juillet 2020. En réalité, je découvrais le livre en l'écrivant. Chez moi, normalement, il n'y a jamais de premier jet, je n'avance pas tant que j'estime qu'un paragraphe n'est pas abouti. Pour L'appareil-photo, par exemple, j'ai passé un mois sur le premier paragraphe.
Malgré ce côté « au fil de la plume », L'échiquier n'a pourtant rien de déstructuré : soixante-quatre chapitres comme les soixante-quatre cases du plateau du jeu d'échecs, c'est un clin d'œil oulipien ?
L'avoir écrit spontanément sans me relire ne veut pas dire que je ne me sois pas relu. J'ai mis ensuite deux ans à me relire ! Et à supprimer plus d'un tiers de ce que j'avais écrit. Mais la réflexion sur la structure est venue a posteriori, l'idée des soixante-quatre cases n'a pas été immédiate. C'est chemin faisant qu'est apparu le lien évident avec le jeu d'échecs comme fil rouge du livre. Il y a une apparente référence à l'Oulipo mais c'est presque un leurre. Formel de l'extérieur, et rien de plus libre à l'intérieur. Ces cases-chapitres ne font pas la même taille, ne traitent pas le même sujet, sont totalement extensibles. Ce qui me frappe, c'est que cela rappelle mon premier roman publié, La salle de bain (Minuit, 1985) et sa composition en trois parties, en « triangle rectangle », avec des paragraphes numérotés. C'était pareil, une apparence de rigidité, mais ce qui primait avant tout, c'était la liberté.
Vous faites une manière d'éloge des échecs en même temps qu'une théorie du roman. Quels points communs entre l'écriture fictionnelle et ce jeu ?
Jeune, je l'ai pas mal pratiqué, j'ai joué aux échecs avant de savoir que je voulais être écrivain. Dans le livre, j'ai même l'air de suggérer que j'aurais pu devenir un joueur d'échecs. Dans les deux cas, c'est une protection, ou un rempart, contre le monde extérieur - les souffrances, les blessures, la perspective effrayante de la mort. Dans les deux cas, j'y ai mis toute mon énergie. Mais aux échecs, l'objectivité existe : il y a un gagnant et un perdant ; en littérature, même s'il existe un consensus pour dire que Proust est un grand maître, pour les écrivains il n'y a évidemment pas de mesure comme le classement Elo évaluant les joueurs d'échecs. Quoiqu'il y ait plein d'auteurs dont on feuillette l'ouvrage et dont on voit immédiatement que leur Elo est bien inférieur à 1 500... Plus sérieusement, avec l'écriture c'est complètement subjectif, et infiniment plus subtil que le jeu d'échecs qui est déjà un univers extraordinairement complexe. Aux échecs, rien n'est laissé au hasard. Or, c'est l'introduction du hasard qui fertilise le texte - la dialectique entre le fatal et le fortuit : ce qui est de l'ordre de la nécessité et ce qui est de l'ordre de l'accidentel se rencontrent et se fécondent l'un l'autre, et produisent, quand c'est réussi, la vraie littérature.
Autre nouveauté saillante de L'échiquier, ce ton d'autofiction, voire autobiographique, où vous livrez sans masque des éléments de votre vie...
Avec l'âge vient un moment pour l'écrivain de s'interroger sur l'autobiographie. Mon intention ici n'était pas d'écrire une autobiographie, et je me demande même jusqu'à quel point je pourrais en écrire une. Que serait-elle si je devais le faire ? La question n'a cessé de traverser ces pages sans que j'en aie été conscient au départ. Le confinement m'a donné l'occasion de me retourner sur mon passé : mon enfance, mon adolescence, ma vocation, et ce fil d'Ariane du jeu d'échecs qui reliait ensemble ces différents événements de ma vie. Il y avait surtout ce point aveugle dont je n'avais jamais parlé : la mythologie de Gilles Andruet, ex-champion d'échecs, mon amitié avec lui quand j'ai commencé mes études à Paris, et sa fin tragique. Cela faisait trente ans que je visais ça, car son histoire était matière à roman, trente ans que les échecs m'habitaient. Mon premier roman, comme je vous l'ai dit, s'intitulait Échecs. Je tournais autour du sujet dès mes premiers brouillons... Et puis à un moment donné, voilà ! j'ai perçu intuitivement que mon amitié avec Gilles Andruet serait l'arrivée du livre.
Gilles Andruet a été victime d'un meurtre crapuleux, pourtant la matière de votre roman est à rebours de ce qu'exploiterait une fiction voyeuriste...
Éviter la bassesse et le sordide, oui. Je ne souhaitais pas parler de son meurtre mais simplement des moments où nous jouions ensemble aux échecs, la trace vivante qu'il a laissée en moi. Par ce livre, je l'ai ramené à la vie, une vie de papier. Telle est la force de la littérature, elle fait réapparaître les absents, les morts.
La disparition d'un autre camarade de classe préfigurait celle de votre ami...
C'est au cours de mes différentes relectures, après une longue réflexion sur ce que devait être le livre, que j'ai décidé d'ajouter le personnage de Frédéric Lehrer, qui était en pension avec moi à Maisons-Laffitte dans les années 1970. J'ai fait grand cas de cette relation amicale qui, dans la réalité, n'a duré que quelques mois, pour créer un écho, une résonance, avec mon amitié avec Gilles Andruet. C'est en quelque sorte une décision stratégique. Les deux, Gilles Andruet et Frédéric Lehrer, sont morts tragiquement et ont été mes amis à un moment de ma vie. Dans cet épisode, d'ailleurs, je mêle des souvenirs réels avec des éléments de fiction, qui donnent un peu de piment à la réalité.
Vous jouez sans cesse avec cette polysémie en français qui n'existe pas en allemand, « échecs » / le jeu et « échecs » / les ratages, les défaites... et au bout, le même horizon : échec et mat, la fin.
Dans le jeu d'échecs le rapport à la mort est évident, il faut tuer le roi, le temps se réduit comme peau de chagrin, le temps de la partie c'est le temps de la vie. Il y a de même dans le travail d'écriture cette acuité au temps qui passe. Je crois qu'il faut être hypersensible à la mort pour bien écrire.
L'échiquier
Minuit
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 20 € ; 256 p.
ISBN: 9782707348852
Echecs
Minuit
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 14 € ; 128 p.
ISBN: 9782707348906