En 2014, partout dans le monde, les scores des romans pour la jeunesse adaptés au cinéma - Nos étoiles contraires, Hunger games, Divergente - ont fait entrevoir un nouvel eldorado. Du coup, même si, auparavant, ils venaient toujours jeter un coup d’œil à la Foire du livre de jeunesse de Bologne, ils étaient nombreux cette année en quête d’illustrateurs susceptibles de mettre leurs projets en images ou pour humer l’air du temps, et dénicher les nouvelles tendances, à l’image de Marion Delord et de Réginald de Guillebon, à la tête des Armateurs. Mais les projets audiovisuels mettent du temps à se réaliser, les investissements sont lourds, et les producteurs hésitent à s’engager sans l’appui des chaînes de télévision. Les mondes de l’édition et du cinéma ont donc du mal à travailler ensemble. Le cinéma serait-il pour l’édition un eldorado inatteignable ?
"Le multiplateforme, à la fois audiovisuel et numérique, est à nos portes, souligne, optimiste, Hedwige Pasquet, directrice de Gallimard Jeunesse. Il n’y a pas encore de modèle économique mais le sujet est dans toutes les conversations. Chacun à sa manière développe ses projets, cherche à échanger, à monter des partenariats. Comme les investissements sont lourds, la réflexion se fait aussi au niveau européen, et on pourrait voir naître des montages intéressants." Alors les rendez-vous se multiplient : au MipTV à Cannes, à la Foire du livre de jeunesse de Bologne, aux rencontres de la Scelf au Salon du livre de Paris, avec les producteurs de cinéma et de téléfilms, et au Mïce de Montreuil, avec les chaînes de télévision pour proposer séries télévisées et animations. Justine de Lagausie, fondatrice de l’agence de création et de conseils pour l’édition jeunesse Okidokid, ajoute "le festival d’Annecy, où [elle] montre ses personnages". Mais elle est venue à Bologne avec deux nouveaux héros, Super Billy et Louna, dont les premiers titres sortent en mai et en juin chez Larousse.
Pénurie de scénarios
On ne vend pas les droits d’un livre au cinéma comme on les vend à un éditeur étranger. Dans les grandes maisons, la personne chargée des droits audiovisuels ne s’occupe pas des droits étrangers. Avoir fait de bonnes ventes ne suffit plus. Pour la Scelf, les éditeurs préparent une fiche par livre, formatée pour les producteurs, avec toute l’histoire, les scènes fortes, le genre, l’époque, les références cinématographiques… "Il y a une pénurie de scénarios en France. Les producteurs sont très en demande d’histoires. Ils viennent en rendez-vous en ayant lu le catalogue et savent ce qu’ils cherchent. Mais ils veulent connaître l’histoire en entier. Contrairement aux éditeurs étrangers présents à Bologne, qui se laissent plus facilement emporter par un coup de cœur, et se contentent du début du récit, afin de conserver une part du suspense", raconte Phi-Anh Nguyen, fondateur de La Petite Agence, qui vend les droits de Sarbacane.
L’adaptation a ses écueils. "Quand nous avons voulu adapter Manon chez Milan, nous nous sommes rendu compte qu’elle avait été dessinée sans bouche. Dans le dessin animé, elle a une bouche uniquement quand elle parle", raconte Justine de Lagausie. De la même façon, Polo, le personnage des tout-petits de Bayard, issu d’albums sans texte, a été doté de paroles dans son adaptation en série animée. "Il faut créer des univers cross-média conçus dès l’origine pour cela. On ne peut pas adapter par exemple une série de vingt titres avec vingt personnages différents, il faut des héros récurrents", explique Justine de Lagausie. Les romans historiques ou les grosses sagas de fantasy sont aussi plus difficiles à caser, car ils réclament des budgets importants en reconstitutions ou en effet spéciaux.
"Il faut travailler en amont. Les problématiques de l’édition ne sont pas celles des producteurs", insiste la patronne d’Okidokid. Elle vient de signer une option sur un dessin animé pour lequel elle a imaginé des petits romans "premières lectures", "une proposition qui tient à [ma] connaissance de l’édition et à laquelle les producteurs n’avaient pas pensé".
Cécile Terouanne, directrice d’Hachette Romans, travaille depuis deux ans avec Les Armateurs sur le projet Oniria : cette série de fantasy, reçue par la poste et coéditée par Hachette et Les Armateurs, est un véritable "coup de cœur éditorial" qui a séduit les deux partenaires "par la qualité de l’écriture et la richesse de l’univers". Sans compter les quatre tomes et la préquelle prévus, qui permettent d’imaginer plusieurs films. Le groupe Bayard a, de son côté, choisi de produire lui-même en s’appuyant sur la maison de production La Fabrique d’images, dans laquelle il a pris des parts.
De la comédie avant tout
Que recherchent les producteurs ? "Ils veulent avant tout de la comédie", assure Phi-Anh Nguyen, qui a eu un beau succès avec Les petites reines de Clémentine Beauvais (paru le 1er avril chez Sarbacane), objet d’une quinzaine de demandes. "Ils cherchent aussi des récits plus ou moins engagés, ancrés dans une réalité sociale, pour des films d’auteur, précise-t-il. Nous avons des demandes pour le transgénérationnel, de la part des petits, comme des moyens ou des gros producteurs." Ce que confirme Cécile Terouanne : "Nous avons beaucoup de demandes pour de la comédie, de l’humour, des feel-good books qui permettent de réaliser des films pour un public familial, dans la lignée de La famille Bélier, mais il faut une écriture, un ton."
Dans le cœur d’Alice de Luc Blanvillain, "à l’écriture sensible, sans être mièvre", a aussi suscité de l’intérêt. "J’ai rencontré aussi bien des grosses maisons de production comme UGC que des petits producteurs, qui recherchent des histoires plus engagées, des thèmes plus sociaux, explique la directrice d’Hachette Romans. Ils se sont intéressés à La colère des hérissons de Jacques Cassabois, qui traite du gaz de schiste." Elle note également une attention particulière pour Les effacés de Bertrand Puard : "D’autant plus que j’ai cédé les droits d’adaptation à Making Prod de Vol 1618 du même auteur, pour une série télévisée."
Trouver des héros
Pour la branche cinéma de Legendary, la société de production californienne, Deborah Kaufmann recherche depuis New York des titres jeunesse pour "des projets de grande envergure, avec des univers très riches, sur fond de science-fiction, fantasy, thrillers et BD". "La difficulté, souligne-t-elle, est de se tenir à l’écart des copies de dystopies à succès parmi les propositions qui circulent actuellement, tout en s’intéressant à des œuvres du fonds dont les droits d’adaptation sont disponibles." Reste un autre défi de taille : "Trouver des héros et des univers capables de concurrencer les super-héros des comics". Après Batman et Harry Potter, qui seront les héros de demain ?
Le choix multimédia de Bayard
Contrairement à ses confrères, le groupe Bayard ne cède pas ses droits audiovisuels. La stratégie du groupe est de produire désormais dessins animés, films et vidéos sous le nom de Bayard Jeunesse Animation, "une maison de production à part entière". C’est la première initiative de ce type en jeunesse, sur le modèle de ce qui existe en BD dans le groupe Média-Participations. "Les jeunes vont voir des vidéos sur Internet, et France Télévisions a autant de téléspectateurs en ligne qu’à la télévision, constate Pascal Ruffenach, directeur Public Jeunesse. Les chaînes se battent pour les droits de diffusion. On doit garder la maîtrise des contenus." Pour Franck Girard, directeur général de Bayard éditions et des éditions Milan, il s’agit d’une stratégie transversale qui s’appuie sur la puissance de la presse et du livre du groupe. "Nous devons porter et créer nous-mêmes tout ce qui relève du patrimonial et appartient aux maisons du groupe", affirme-t-il.
Dans ce but, Bayard a acquis 20 % de Picture Factory, et 20 % de La Fabrique des images, une maison de production luxembourgeoise. La série SamSam est créée en 2007, mais la production s’est accélérée depuis trois ans, avec deux types de projets : d’une part, les séries animées Polo, dont la 2e saison démarre, et, en préparation, Petit Ours brun (une nouvelle saison), une Bible animée (35 épisodes de 4 minutes) avec l’illustrateur Serge Bloch et la série Zouk, la petite sorcière, du même auteur. D’autre part, une proposition documentaire, "Un jour, une actu", issue de la presse Milan, qui se décline en un hebdomadaire, un site, 200 vidéos sur France 4 et sur la plateforme France Télévisions, des fiches pédagogiques et, depuis le début d’avril, un "e-mag". Dessinant une nouvelle économie pour le groupe, "les vidéos accessibles sur YouTube génèrent des revenus grâce à la publicité, explique Pascal Ruffenach. Mais on doit d’abord créer une relation avec le public avant de lui demander de payer. C’est un cercle vertueux." Une nouvelle production vidéo qui permet aussi d’alimenter les sites comme Bayam, qui compte 15 000 abonnés et vise les 50 000, "quand il sera lisible sur tablette".
"Le livre est un gage de crédibilité"
Réginald de Guillebon* a racheté en 2011 Les Armateurs, producteur d’Ernest et Célestine, des Grandes grandes vacances, de T’choupi et de Martine. Il était pour la première fois à Bologne, avec Marion Delord.
Réginald de Guillebon - Faute de temps, nous n’avons pas pu participer aux rencontres de la Scelf. Du coup, nous avons eu envie de venir à Bologne, pour la première fois. Nous sommes venus sentir les nouvelles tendances, repérer ce qui peut devenir un film ou un dessin animé, chercher des illustrateurs qui pourraient mettre en image nos projets, trouver des personnages forts dans d’autres pays qu’on pourrait adapter en France en dessin animé.
Marion Delord - Nous avons des idées plein nos tiroirs et nous cherchons des illustrateurs et des éditeurs pour les développer. L’exposition des illustrateurs, en particulier, est passionnante et nous avons noté les noms de ceux qui nous intéressent pour aller voir leurs sites. Il y a aussi de belles choses chez les éditeurs asiatiques.
R.de G. - Malgré notre goût pour l’art (notre groupe possède trois écoles d’art) et la réputation artistique des Armateurs à la suite des productions de Kirikou, des Triplettes de Belleville et d’Ernest et Célestine, pour une série télé, il faut trouver un compromis entre un dessin artistique et un dessin commercial. Toutes les illustrations ne sont pas transposables en animation.
R.de G. - Le livre est un gage de crédibilité et de confiance, c’est un premier filtre. Si on ne s’appuie pas sur une publication, les chaînes ne s’aventurent pas sur une création originale. Même si le travail d’adaptation s’éloigne parfois du livre, comme ce fut le cas pour Ernest et Célestine, elles demandent toujours s’il y a des ouvrages, comment ils se sont vendus, quel en est l’éditeur…
M. D. - Nous sommes aussi sensibles au fait qu’un éditeur défende un titre et dise : "J’y crois…"
R.de G. - Nous souhaiterions travailler davantage en amont avec les éditeurs. L’idéal est de s’impliquer dès l’origine et de développer ensemble le projet littéraire et audiovisuel comme nous le faisons actuellement pour Oniria avec Hachette Romans. Nous avons travaillé avec l’auteur, puis Cécile Terouanne l’a édité. Curtis Brown en a vendu les droits dans quatre pays. Il faut installer le succès littéraire avant d’en faire un film de grande envergure. Des films comme Harry Potter, Divergente, Hunger games, Le labyrinthe n’auraient pas pu exister sans les bons scores des livres. Nous avons la même ambition pour Oniria.
M. D. - Ce sont surtout des temps différents. Un film d’animation réunit une équipe de cent personnes pendant cinq ans. Il faut que le projet tienne le choc pendant toutes ces années, que la passion et l’enthousiasme restent intacts.
R.de G. - C’est même un vrai pari sur l’avenir : on espère que le public sera toujours là dans cinq ans.
* Réginald de Guillebon est président de la holding Hildegarde, propriétaire des Armateurs, et Marion Delord sa directrice.