Entretien

Joyce Carol Oates: "Les écrivains entendent tous les non-dits"

Joyce Carol Oates. - Photo Dustin Cohen/Philippe Rey

Joyce Carol Oates: "Les écrivains entendent tous les non-dits"

Impressionnante par la diversité de sa production littéraire, l’écrivaine américaine caracole dans les meilleures ventes dans des genres très différents. Une performance qui tranche avec sa frêle silhouette. Dans une autobiographie, elle lève le voile sur une enfance fondatrice.

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Par Kerenn Elkaim
Créé le 15.09.2017 à 12h31

La fidélité est le premier mot qui vient à l’esprit de l’éditeur Philippe Rey pour décrire son incroyable auteure, âgée de près de 80 ans. "Fidèle à elle-même, Joyce Carol Oates ne cesse de cultiver la liberté qui lui permet de se renouveler constamment. Cette faculté de briser les non-dits et d’ausculter la noirceur de la société américaine me surprend toujours." Elle a beau sortir trois livres par an, "elle ne lasse jamais les libraires, les bibliothécaires et les lecteurs qui en redemandent". Bonne nouvelle, une dizaine de textes doivent encore être traduits en français. Prix Femina, Les chutes s’est vendu à 50 000 exemplaires, et Mudwoman à 30 000. "Je crois que l’art est la plus haute expression de l’esprit humain. La voix individuelle est la voix collective. La voix régionale est la voix universelle", écrit Oates dans La foi d’un écrivain, à paraître le 5 octobre. L’essai accompagne un recueil de nouvelles (La Princesse-Maïs et autres cauchemars) et surtout des Mémoires intitulés Paysage perdu (1). Elle y retrace une enfance qui a façonné son univers et son écriture. Loin de l’autobiographie classique, le livre se construit autour de souvenirs, mémorables ou anodins, composant un destin.

Joyce Carol Oates en 1949. - Photo DR/PHILIPPE REY

Le sien débute par une enfance solitaire, au fin fond de la campagne américaine. Une aubaine pour cultiver les graines de son imagination féconde et sonder les plaies d’une famille aimante. Alors que son mari s’aventure aux quatre coins du globe, elle préfère le cocon de sa maison. Aussi est-il rare de rencontrer cette femme aux yeux rieurs, qui semble sortie d’un tableau. "Au fond de moi, je suis restée une enfant sauvage se promenant dans les bois."

 

Joyce Carol Oates - Il est lié à ma grand-mère Blanche Morgenstern, qui a eu un énorme impact sur moi. Sa photo trône d’ailleurs sur mon bureau. Mes parents étaient des gens de la ferme. Ils n’avaient ni le temps, ni la culture nécessaire pour me transmettre la lecture. Alors ma grand-mère m’offrait un livre à chaque anniversaire ou fête de Noël. Lorsqu’elle m’amenait en librairie, j’avais droit à l’œuvre de mon choix. Quel plaisir !

J’ai travaillé vingt ans à ce livre. On me demandait incessamment d’écrire ma biographie, or je n’en avais aucune envie. Oprah Winfrey souhaitait un texte sur ma mère. Finalement, j’ai accumulé de petits écrits sur ma vie. Ils expliquent ce qui a contribué à ma littérature. Mon enfance a été particulière, parce qu’elle s’est déroulée en milieu rural. Cela induisait beaucoup de temps et d’ennui. Le paysage me semble déterminant, tant ma personnalité a été taillée à la campagne. Si j’avais été urbaine, mon inspiration aurait été très différente.

Les écrivains entendent tous les non-dits. J’ai toujours eu conscience qu’il existait des secrets de famille. Aujourd’hui, tout doit être dévoilé sur Internet ou à la télé, mais à l’époque de mes parents, la vie restait privée. Ce n’est que vers 40 ans que j’ai découvert le passé difficile de ma mère et la judéité de ma grand-mère. Il m’a fallu grandir pour percer leurs mystères. Comment les gens trouvent-ils leur chemin dans l’existence ? J’écris beaucoup sur les adolescentes car elles aspirent à l’amour ou au sens de la vie. Cette question s’est posée à moi quand j’ai perdu mon mari. En vieillissant, on peut soit rester en retrait, soit dire oui à l’existence. Nous sommes tous les écrivains de nos vies, parce que nous aimons reconstruire notre passé, or la mémoire se montre incomplète.

Peut-être que l’écriture est une thérapie… Mon existence a été moins dure que celle de mes parents ou de mes aïeux. J’ai écrit sur ces pionniers d’Amérique, issus d’autres lieux, qui sont devenus fermiers. Tous mes livres parlent de familles dysfonctionnelles. La mienne a connu des drames, dont l’autisme de ma petite sœur, qui nous a déstabilisés. J’ai beaucoup d’empathie pour les gens qui luttent. D’autres thèmes me touchent : la solitude, la transgression ou le sexisme. On me dit prolifique et visionnaire, alors j’aime aborder la jeune génération. Il faut qu’elle comprenne que le monde peut être dans le triomphe ou la défaite.

Outre des personnalités littéraires, bon nombre de citoyens résistent contre Trump. C’est fou comme il nous ramène en arrière concernant les minorités ou le droit des femmes. Son déni du changement climatique est aberrant. Dire qu’il s’enrichit de la destruction de l’environnement ! Comment lutter ? Je passe beaucoup de temps à écrire ou à parler de ces sujets à mes étudiants de Princeton. Il est dur de rester optimiste face aux nationalistes haineux, mais j’espère que les mouvements féministes ou les jeunes seront victorieux. J’incarne d’une certaine façon le rêve américain, mais tout le monde n’y a pas accès. Si j’aime tant enseigner l’histoire et la littérature de mon pays, c’est parce qu’en lisant on s’immerge dans d’autres vies.

(1) Les trois titres à paraître le 5 octobre :

La foi d’un écrivain, de Joyce Carol Oates, traduit de l’américain par Claude Seban, Philippe Rey. 8 euros, 160 p., ISBN : 978-2-84876-623-2

Paysage perdu, de Joyce Carol Oates, traduit de l’américain par Claude Seban, Philippe Rey. 24 euros, 432 p., ISBN : 978-2-84876-617-1

La Princesse-Maïs et autres cauchemars, de Joyce Carol Oates, traduit de l’américain par Christine Auché et Catherine Richard, Philippe Rey. 23 euros, 384 p., ISBN : 978-2-84876-621-8

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