Avant-critique Roman

Julia Deck, "Ann d'Angleterre" (Seuil)

Julia Deck - Photo OLIVIER DION

Julia Deck, "Ann d'Angleterre" (Seuil)

Rentrée littéraire

Avec Ann d'Angleterre, réussite majeure de cette rentrée, Julia Deck abandonne les rivages du romanesque pour ceux du récit intime et familial.

Parution 19 août

J’achète l’article 1.5 €

Par Olivier Mony
Créé le 05.07.2024 à 09h00

L'Anglaise et le continent. On aurait dû s'en douter. On aurait dû le comprendre à la lecture de ses romans et de leur humour pince-sans-rire et matter-of-fact. Julia Deck est anglaise. Enfin, à moitié. Par sa mère. Laquelle s'appelle Ann, est née en 1937 dans la ville industrielle de Billingham au sein d'une famille modeste. C'est de cette femme que parle Julia Deck, sa fille donc, dans son dernier livre, Ann d'Angleterre, le premier au Seuil après cinq romans aux Éditions de Minuit. Julia Deck (ancienne collaboratrice de Livres Hebdo) ne fait pas que changer d'éditeur ; elle change aussi et surtout de style, de genre, délaissant (temporairement ?) les joies terribles de la fiction pour un récit à la première personne du singulier aussi douloureux que, finalement, littérairement ambitieux.

Il s'agit ici d'un de ces drames qui déchirent parfois le tissu des temps. En avril 2022, Julia Deck retrouve sa mère inanimée dans la salle de bains de son appartement parisien. Elle a été victime d'un accident cérébral majeur. Le corps médical laisse peu d'espoir à sa fille quant à ses chances de survie. Commence pourtant un long cheminement, une valse à deux temps entre espérance et découragement, qui va mener les deux femmes d'établissements hospitaliers en centres de soins. Julia au chevet de sa mère découvre un univers qui lui était totalement étranger, où la rationalité n'est pas toujours la vertu première. Pendant que sa mère, peu à peu, et contre toute attente, « réinvestit » plus ou moins son corps, le langage et sa mémoire. C'est l'exercice auquel, à sa façon, se prête aussi la romancière qui fait alterner dans son récit ces épisodes de rééducation avec des chapitres relatant la vie de sa mère, cette petite Anglaise obstinée et néanmoins discrète, luttant contre bien des déterminismes, pour s'inventer, de l'autre côté de la Manche, quelque chose comme un destin, fût-il modeste. Un destin qui est aussi une affaire de femmes, tant, à travers les générations, les hommes semblent dans cette famille être comme congédiés quand ce ne sont pas eux-mêmes qui préfèrent s'absenter... De toute façon, Anglais ou Français peu importe, c'est d'abord du côté du livre, de la littérature, que la mère et la fille se retrouvent. Des lectures, fondatrices, de Doris Lessing à Ruth Rendell, à laquelle l'autrice rend ici un magnifique hommage.

Bien entendu, c'est aussi là, autofiction ou pas, que Julia Deck, dans cet Ann d'Angleterre, attend son lecteur. L'écriture lui est ici une dignité. Jamais elle ne se laisse aller (alors que pourtant la nature du récit pourrait l'y encourager) à lâcher les chiens d'une émotion falsifiée. L'humour, l'ironie, sont des prérequis − d'un EHPAD susceptible d'accueillir sa mère, elle dit : « Comme la façade, les murs sont de cette couleur dite par convention saumon. On pourrait aussi la qualifier de pêche, encore que les pêches ne se présentent pas davantage sous l'orange maladif qui porte leur nom. En renonçant à toute tentative de maquiller le réel, on pourrait dire de cette peinture qu'elle est rose cafard, un rose en quelque sorte oxymorique, détourné de sa nature primitive qui suggère la vivacité et le renouveau pour désigner le morbide. » Écrire, c'est peut-être d'abord ça, voir. En ce sens, Julia Deck est une voyante.

Julia Deck
Ann d'Angleterre
Seuil
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 20 € ; 256 p.
ISBN: 9782021576535

Les dernières
actualités