Quand elle est en retard, c’est le concierge que le propriétaire envoie lui réclamer le loyer. La narratrice du deuxième roman d’Hélène Frédérick, Forêt contraire, est une Québécoise venue en France faire ses études, et qui a du mal à joindre les deux bouts. Là c’est l’impayé de trop, cette fois c’est "l’Etre suprême", le propriétaire en personne, qui débarque sans frapper. La plaquant contre le mur, il dit qu’on peut "s’arranger". Elle n’est pas contre les surprises. Littéral renversement de situation : lui qui était sur elle se retrouve sous elle. Elle lui pisse dessus. "Il paraît que les gens riches, explique-t-elle, aiment être humiliés sexuellement par des plus modestes qu’eux, peut-être pour faire contrepoids et se déculpabiliser de leur situation. Ils demandent qu’on les traite de tous les noms et ça les fait jouir." Pas son proprio. "Etait-ce une raison suffisante pour me jeter à la rue ?" s’interroge la jeune femme contrainte de fuir son créancier furibond en retournant au Canada. Elle s’installe dans le chalet abandonné de ses parents, à Inverness, en pleine forêt. Livrée à soi-même, il est temps de réfléchir à sa vie - l’éternel balancement : là-bas, à Paris, culture et précarité ; ici sérénité des bois, fruste liberté où son corps retrouve le premier degré des sens.
Ses journées s’égrènent au fil des bières, des joints et de l’obsédante lecture du livre de Lukas Bauer, vieux rebelle allemand, qu’elle avait rencontré à l’âge de 21 ans à Montréal et qui se jeta dans le Saint-Laurent. Ici elle ne voit personne, à part ce voisin, André, un comédien qui lui aussi s’est retiré du monde. Il ne sait pas son nom et l’appelle Sophie. Va pour Sophie ! Délestée du regard social, elle peut se réinventer. Quand André propose de lui céder un lopin de terre afin d’y construire un cabanon, elle hésite et accepte. Ce don est-il si gratuit ? L’exil provisoire se transformera-t-il en isolement permanent, et la cabane de rêve en nouvelle prison ?
Après La poupée de Kokoschka, Hélène Frédérick signe un roman singulier dont le calme apparent est troublé par un érotisme ténu.
S. J. R.