Faire un pas de côté peut se révéler gagnant. Dans un marché du livre d'histoire de nouveau en forte baisse (- 7,5 % en valeur selon GFK), les principaux éditeurs tirent paradoxalement un bilan encourageant de l'année écoulée, portée par le succès de plusieurs titres souvent éloignés, par leur narration ou leur -sujet, des codes traditionnels du secteur.
En camping-car (Seuil), « socio-histoire » de son enfance par Ivan Jablonka, a dépassé les 25 000 exemplaires ; l'ouvrage de micro-histoire Le plancher de Joachim est le plus grand succès de Belin avec 10 000 ventes ; Les chiffonniers de Paris domine les ventes chez Gallimard ; La balade nationale, premier -volume d'« Histoire dessinée de la France », publié par La Revue dessinée et La Découverte, est un succès de librairie. Les sujets peu connus ou le recours à des modes de narration innovants offrent un remède précieux à la crise structurelle dont souffre le livre d'histoire.
Non-fiction narrative
La tendance va en s'accentuant. S'il n'est pas question d'abandonner les publications érudites classiques, la nécessité de s'ouvrir à des styles d'écriture plus accessibles est aujourd'hui pleinement entrée dans les consciences. « Cela ne signifie pas que la qualité de ces ouvrages soit abaissée, bien au contraire ! » précise Hélène Monsacré, directrice du département sciences humaines chez Albin Michel. L'éditrice cite en exemple sa meilleure vente de l'année, Retour à Lemberg de Philippe Sands qui avoisine les 30 000 exemplaires écoulés, malgré son sujet a priori aride : l'origine des concepts juridiques de crime contre l'humanité et de génocide. Le savant mélange entre la grande et la petite histoire est pour beaucoup dans le succès de ce livre qui n'a pas sacrifié l'exigence intellectuelle au profit de la lisibilité.
« Il faut fournir un effort soutenu sur la narration si on veut vendre des livres aux trentenaires d'aujourd'hui, juge Christophe Guias, directeur littéraire chez Payot. Ce qui était marginal, les séries télé, la BD ou les jeux vidéo, est devenu central dans la culture, avec des modes de narration qu'on ne trouvait pas dans les sciences humaines et sociales. Editorialement, c'est une révolution. » En non-fiction narrative, Payot a trouvé chez Alberto Angela un remarquable représentant. Après Empire, l'auteur italien a poursuivi avec succès son entreprise de vulgarisation historique en publiant Les trois jours de Pompéi et revient début octobre avec Le regard de la Joconde, ouvrage illustré se proposant d'explorer la Renaissance à travers le tableau de Léonard de Vinci.
Un biais audacieux
Qu'il s'agisse de non-fiction narrative ou de sujets originaux, les programmes de la rentrée fourmillent d'ouvrages abordant tel sujet historique par un audacieux pas de côté : dans L'autre siècle (Fayard), un collectif d'historiens et d'écrivains imagine que l'Allemagne a remporté la bataille de la Marne en 1914, épargnant au monde la boucherie de la Grande Guerre et les totalitarismes qui l'ont suivie. Dans A ce point de folie, paru début septembre chez Flammarion, l'Autrichien Franzobel exerce sa plume de romancier pour narrer les mésaventures des naufragés du radeau de la Méduse, plaçant l'émotion et le suspense au cœur de son récit. « L'auteur prend très peu de libertés avec la vérité historique, souligne Mary Leroy, directrice littéraire. Avec ce titre, nous ouvrons l'histoire à un nouveau mode d'écriture. » Tous les formats sont envisagés. Dans Homo canis de Laurent Testot (Payot), ce sont des chiens qui racontent l'histoire de l'humanité ; Vendémiaire opte pour un Dictionnaire de la fantasy afin de montrer comment ce genre littéraire, depuis sa naissance au XIXe siècle, « nourrit un intérêt extrême pour l'histoire et sa reconstitution », selon Véronique Sales, fondatrice de Vendémiaire. Chez Nouveau Monde, Game of thrones : de l'histoire à la série examine l'influence de l'histoire sur l'œuvre de George R. R. Martin. « Nous avons déjà beaucoup de demandes d'achats de droits, et au Québec une grande chaîne culturelle nous en a commandé 600 exemplaires, ce qui n'arrive jamais », se réjouit Yannick Dehée, fondateur de Nouveau Monde. Perrin publie le 4 octobre Infographie de la Seconde Guerre mondiale, dirigé par Jean Lopez. « Ce livre est du jamais vu, souligne le directeur général Benoît Yvert. Sa forme permet de traiter la masse des données disponibles dans une démarche historienne intelligible pour le plus grand nombre. Le résultat est époustouflant. » Egalement dans une approche visuelle, Alma propose 50 histoires de mondialisation, qui fait la part belle à la cartographie.
Ces quelques ouvrages sont loin de résumer le catalogue des éditeurs qui les publient. Ils sont destinés à prendre la lumière pour financer des titres aux tirages plus confidentiels. « Il est indispensable de maintenir l'édition exigeante, savante, insiste Hélène Monsacré, chez Albin Michel. Pour ce faire, il est important de publier aussi des titres dont l'écriture et la construction narrative sont d'un accès plus facile, mais dont nous pouvons être fiers car ils sont sérieux sur le plan historique. » Dans cette ligne, l'éditrice annonce pour fin novembre L'énigme Montefeltro de l'Italien Marcello Simonetta, consacré à la conjuration des Pazzi, rivaux mortels des Médicis pour la domination politique de la Florence du XVe siècle. Outre son apport scientifique - l'auteur a retrouvé des lettres codées prouvant l'implication dans le complot du pape Sixte IV -, le livre, qui emprunte aux codes du thriller historique, paraît opportunément au moment de la diffusion de la saison 2 de la série télévisée Les Médicis : maîtres de Florence, dont le premier épisode s'ouvre... sur la conjuration des Pazzi. Albin Michel prévoit aussi de publier les deux autres volumes que Marcello Simonetta consacre à l'histoire des Médicis.
Chez Tallandier, outre l'ouverture à de nouveaux champs éditoriaux comme la spiritualité ou le roman historique, la diversification en histoire emprunte des chemins moins radicaux mais tout aussi efficaces : « Nous n'avons pas eu de titre spectaculaire cette année, mais notre chiffre d'affaires a légèrement progressé grâce aux bonnes ventes moyennes d'une large part de nos titres, notamment notre série de biographies de femmes lancée par Dominique Missika », confie Xavier de Bartillat, le P-DG. Pour cette rentrée, l'éditeur s'essaie à la littérature jeunesse avec quatre titres consacrés à Cléopâtre, Jeanne d'Arc, la Première Guerre mondiale et Louis XIV, destinés aux 10-13 ans, tout en conservant un volet d'histoire plus classique. Il vient de publier une Histoire des Etats-Unis de 1492 à nos jours. « Je ne veux pas être dépendant de la conjoncture, je publie des livres qui apportent de la nouveauté et vivent dans la durée, revendique-t-il. Ce n'est pas parce que nous nous ouvrons à de nouveaux domaines ou à de nouveaux genres narratifs que nous allons abandonner nos livres d'histoire classiques. Il faut à la fois s'adapter et être persévérant. »
Formats traditionnels
D'autant que certains formats traditionnels continuent de faire leurs preuves, à l'instar des collectifs de vulgarisation historique comme Les énigmes de l'histoire de France, dirigé par Jean-Christian Petitfils, qui constitue la meilleure vente de Perrin sur l'année écoulée, à plus de 20 000 exemplaires. Pour cette rentrée, l'un des principaux enjeux commerciaux de la maison est un nouveau collectif publié en coédition avec Le Point, Les grandes décisions de l'histoire de France. Sur le même modèle, Tallandier table sur Les grandes figures de la Bible en coédition avec Le Figaro. En parallèle, et après le succès d'Histoire mondiale de la France (Seuil), qui reparaît en semi-poche et en livre illustré avec 15 nouvelles entrées, les grosses sommes constituent un autre important relais de croissance. « C'est une tendance forte, confirme Hélène Renard, responsable du salon du livre d'histoire de Blois. Par exemple, Actes Sud publie L'Europe : encyclopédie historique, dirigé par Daniel Roche et Christophe Charle. » Au Seuil, Une histoire de la guerre est la nouvelle grande entreprise collective, dirigée par Bruno Cabanes. L'ouvrage emprunte sa maquette à Histoire mondiale de la France et s'organise de manière thématique autour d'articles d'une quinzaine de pages balayant un sujet sur deux siècles. Dans une démarche accessible, Flammarion consacre une biographie à Jean Moulin à travers 25 journées clés de la vie du grand résistant. L'éditeur compte aussi sur Françoise Dolto, une journée particulière de Caroline Eliacheff. « Ce livre a été imaginé pour les trentenaires d'aujourd'hui, élevés selon les préceptes de Dolto, mais qui connaissent peu, ou pas du tout, son parcours et son histoire », indique Mary Leroy. Au Seuil, George Sand à Nohant est un portrait de l'écrivaine à travers sa maison, sa famille, ses amis. De son côté, Perrin a publié le nouveau Mary Beard, Les femmes et le pouvoir, qui montre comment, dès l'Antiquité, le pouvoir des hommes a étouffé celui des femmes à travers le langage, le théâtre, les prises de parole ou la création de stéréotypes.
Les manières d'aborder une thématique contribuent aussi au succès d'un livre. Chez Vendémiaire, Le vrai visage du Moyen Age est la meilleure vente de l'année. L'ouvrage, collectif, s'empare des idées reçues sur la période (vivait-on sans hygiène ? était-ce un monde sans innovation ?) et choisit la formule de l'interview pour y répondre. Installé, depuis février 2018, rue des Petits-Carreaux, dans le 2e arrondissement de Paris, Vendémiaire a décidé de moins publier, passant de trois à deux titres par mois. « Il y a trop de livres d'histoire sur le marché, juge Véronique Sales. Si l'on veut être cohérent, il faut réduire la production. Trois titres par mois, c'était un bon rythme pour installer notre marque. » Le positionnement reste celui d'une « approche très exigeante », à l'image du Bathyscaphe d'Alexandre, nouvel ouvrage collectif traitant de l'homme et la mer au Moyen Age. A l'autre bout du spectre, mais dans une même logique, les éditions Ouest-France rationalisent elles aussi leur production. « Nous avons refondu les couvertures de nos "Monos histoire" qui arborent désormais un bandeau rouge. Cela améliore la visibilité en point de vente, indique Matthieu Biberon, directeur éditorial. Dans le même temps, nous avons rassemblé au printemps dernier tous nos titres dédiés à la Seconde Guerre mondiale dans une même collection. » Spécialisé dans les ouvrages de grande vulgarisation, l'éditeur réalise l'essentiel de son activité dans les boutiques des musées. De son côté, Benoît Yvert poursuit chez Perrin la « maîtrise de la production » engagée depuis son arrivée en 2009 à la direction générale. « Nous publions trois ou quatre titres de moins que l'an dernier, tout en ayant un CA plus élevé. Nous sommes dans une logique vertueuse avec un grand nombre d'ouvrages qui dépassent les 3 000 ventes. »
Rationaliser la production
L'édition savante n'est, en effet, pas toujours promise au simple succès d'estime. L'an dernier chez Perrin, Nicolas Gras-Payen (entre-temps arrivé chez Humensis où il lancera en mars une nouvelle marque d'histoire avec 25 à 30 nouveautés par an) confiait s'attendre à « toucher un petit public » avec Urbs, pavé de 768 pages consacré à l'histoire de la ville de Rome dans l'Antiquité. Au final, le livre a dépassé les 3 500 exemplaires et confirme, avec d'autres, le dynamisme de l'histoire antique : chez Alma, Rome et les barbares du Britannique Peter Heather a aussi atteint 3 500 ventes, tandis que la collection « Mondes anciens » de Belin a bénéficié du succès des volumes consacrés à la Rome de César à Caracalla et à la Mésopotamie. Elle poursuit son essor avec la parution cet automne de L'Afrique ancienne, dirigé par François-Xavier Fauvelle. « La collection "Mondes anciens" est l'une de nos collections phares, avec les "Contemporaines" et notre collection "Histoire", explique Judith Simony, responsable éditoriale histoire chez Belin. Au fil de nos réflexions, nous avons décidé de l'étoffer. Des volumes consacrés au Japon ancien et à l'Amérique précolombienne sont en préparation. » Plusieurs nouveautés ambitieuses paraissent en histoire antique : Alea jacta est de l'Italien Lucas Fezzi (Belin) est centré sur le franchissement du Rubicon ; Tallandier et Perrin publient respectivement des biographies de Cléopâtre et de l'empereur Commode ; Fayard annonce un Trajan pour 2019.
Remarqué l'an dernier pour son Lucrèce : archéologie d'un classique européen chez Fayard, Pierre Vesperini publiera en 2019, chez le même éditeur dans la collection « L'épreuve de l'histoire » Philosopher dans l'Antiquité. « Pierre Vesperini a toujours la même appétence pour être assez dynamisant, énergisant et polémique dans sa façon de mettre en place ses problématiques », explique Sophie Hogg, directrice littéraire chez Fayard. Dans la même collection, l'éditeur vient de publier La politique du merveilleux : une histoire culturelle du système de Law, d'Arnaud Orain. « C'est une histoire culturelle et sociale, pas seulement économique de la période, précise Sophie Hogg. L'auteur montre que la monarchie française a cherché à mettre en place un contrôle total de l'appareil d'Etat sur l'activité économique. »
Alma poursuit dans la veine érudite avec Dans la voie de Dieu de l'Américain Robert G. Hoyland, consacré aux deux premiers siècles de l'expansion islamique, tandis qu'Albin Michel annonce pour avril 2019 La nature du roi, « histoire totale et savante du moment Charlemagne », du médiéviste belge Jean-Pierre Devroey. L'ouvrage sera préfacé par Patrick Boucheron, qui publie pour sa part en janvier La trace et l'aura (Seuil), sur la manière dont le souvenir de saint Ambroise a été régulièrement mobilisé au service de luttes politiques dans l'Italie du Moyen Age. « A partir du terrain d'enquête du Milan médiéval, Patrick Boucheron pose une question politique qui nous regarde, celle de la manière dont le passé est disponible pour les luttes politiques du présent », explique Séverine Nikel, directrice éditoriale histoire au Seuil. Plus près de nous, Notre histoire politique et intellectuelle et politique - 1968-2018 de Pierre Rosanvallon (Seuil) et La saga des intellectuels français, en deux volumes, de François Dosse (Gallimard) ont alimenté les débats de la rentrée.
Le poche progresse
Sur fond d'un marché de l'histoire en poche en progression (+4,4 % en valeur), la collection de poche « Chronos », lancée en janvier 2017 par -Nouveau Monde, représente aujourd'hui 30 % de son CA. Champs Flammarion a progressé de 8 % entre 2016 et 2017 selon sa directrice, Pauline Kipfer, bénéficiant du rajeunissement des couvertures et des opérations spéciales pour les 40 ans de la collection. Sur ce segment touché par la -concurrence de l'occasion, il est important de se réinventer régulièrement. Chez Tallandier, les couvertures des semi-poches « Texto » sont ainsi amenées à évoluer d'ici au printemps 2019. « Ce sera une évolution, pas une révolution, précise Xavier de Bartillat. Nous mettrons davantage l'accent sur le plaisir de lecture et nous créerons des dérivés à l'intérieur de "Texto" pour tenir compte de l'entrée de nouveaux domaines dans notre -catalogue, la spiritualité par exemple. » L'éditeur a déjà testé la formule à travers une « mini--série -Joseph Kessel » : les articles du journaliste- écrivain sont compilés dans sept volumes qui reprennent les codes de « Texto », mais dans une ligne qui leur est spécifique. « Tout comme les biographies de femmes, c'est une offre à l'intérieur de l'offre, résume Xavier de Bartillat. Le mot "marketing" n'est pas tabou, nous adaptons nos ouvrages en fonction des publics visés. »
Nouvelle organisation chez Perrin
Désormais intégré à Place des éditeurs au sein du groupe Editis, Perrin, dirigé par Benoît Yvert, vient de changer d'étage dans ses locaux de la place d'Italie et a revu son organisation interne. Dans ce nouveau cadre, Christophe Parry, 46 ans, a été nommé responsable éditorial. Il succède à Nicolas Gras-Payen, parti chez Humensis. Historien de formation, il travaillait précédemment pour la collection « Bouquins » de Robert Laffont. Alexandra de Heredia, 44 ans, a pour sa part été nommée directrice commerciale adjointe en remplacement de Camille Couture. Elle arrive d'Interforum, où elle avait en charge la littérature grand format au service marketing puis au service achats et développement des ventes. Elle y suivait en particulier le fonds et la diffusion des nouveautés Perrin. « Nous sommes dans le moment très intéressant où l'on discute avec les équipes, les nouveaux arrivants, pour construire une organisation d'excellence, rapide, dédiée aux auteurs, indique Benoît Yvert. Perrin, dans cette unité d'élite qu'est Place des éditeurs, est le commando dédié à l'histoire pour accroître notre place de leader. »
Les principaux éditeurs
La répartition de la production en 2018
La production
Les 50 meilleures ventes Histoire
Les meilleures ventes de livres d'histoire affichent une belle stabi-lité par -rapport à l'an dernier. Sapiens -(Albin -Michel) est toujours premier, suivi du nouveau Lorànt Deutsch -(Métronome illustré, vol. 2, M. Lafon). Avec La grande histoire du monde (Le Livre de poche, 7e), François Reynaert prend le relais du grand format, 6e l'an dernier. La présence en 13e position d'Histoire mondiale de la France (Seuil), illustre l'absence d'un nouveau blockbuster historique cette année.
Quelques titres innovants ont tiré leur épingle du jeu : Retour à Lemberg (Albin Michel, 5e), Histoire de la France : le vrai roman national (Fayard, 10e), Les chiffonniers de Paris (Gallimard, 19e) ou Le plancher de Joachim (Belin, 46e). En publiant le best-seller international Les routes de la soie, de Peter Frankopan, Nevicata réalise une percée remarquée à la 25e place. Enfin, la disparition de Simone Veil a suscité un regain d'intérêt pour son parcours : Une jeunesse au temps de la Shoah (Le Livre de poche), constitué d'extraits de son autobiographie, Une vie, est 3e.