Invisible (Actes Sud, 2010) marquait déjà le grand retour aux affaires de Paul Auster. Ses nombreux aficionados français se réjouiront d'apprendre que le maestro frappe encore plus fort avec le très réussi et surprenant Sunset Park. L'un des sommets d'une bibliographie qui n'en manque certes pas.
Nous voici d'abord sous le brûlant soleil de Floride. Miles Heller a 28 ans "et, pour autant qu'il le sache, pas la moindre ambition". Rémunéré par la Dunbar Realty Corporation, qui sous-traite ses services de "préservation de domicile" à des banques soucieuses de revendre au plus vite les logements laissés vacants par des familles ruinées, il est chargé d'enlever les rebus. Ses collègues, "les trois mousquetaires du malheur", l'ont surnommé El Mudo, le Muet.
Miles vit dans le présent, se limite à "ici et maintenant". Il se débrouille seul depuis qu'il a quitté l'université, qu'il a tourné le dos à sa famille à la suite d'un drame qu'on laisse au lecteur le soin de découvrir. Ce féru de littérature quitterait bien sur-le-champ la Floride s'il n'y avait Pilar Sanchez. Une toute jeune fille cubaine rencontrée dans un parc public, lorsque tous deux y lisaient Gatsby le magnifique. Elle est encore mineure, étudie en dernière année au lycée avec l'espoir de devenir infirmière diplômée, a quitté ses trois soeurs pour emménager avec lui.
On apprendra que Miles est le fils de l'éditeur et fondateur de Heller Books et d'une actrice connue, des parents divorcés et remariés. Qu'il lui faudra regagner New York pour s'installer à Sunset Park. Un coin de Brooklyn où réside désormais son vieux copain Bing Nathan. Un dissident persuadé que "le concept connu sous le nom d'Amériquea fait long feu, que le principe même de ce pays n'est plus viable".
Bing, qui refuse de prendre part aux nouvelles technologies, tient une boutique sur la 5e Avenue à Brooklyn, "l'Hôpital des Objets cassés". Il y encadre des affiches de cinéma, y répare "stylos à encre, montres à remontoir, postes de radio à lampes, électrophones, jouets à ressort, distributeurs de boules de chewing-gum et téléphones à cadran". Depuis peu, Bing squatte illégalement avec des amis une vieille maison délabrée près d'un cimetière. On croise là Alice Bergstrom, qui se trouve trop grosse et termine sa thèse, ou Ellen Price, employée d'une agence immobilière qui a l'impression de se diriger "à toute allure" vers "nulle part"...
Paul Auster est parvenu à se renouveler dans un vibrant roman bâti sur la crise et le doute, la réconciliation avec les siens et avec soi-même. Superbe réflexion sur notre rapport à la solitude et à la mort, aux autres et au monde, Sunset Park vaut à la fois par son ambiance mélancolique et fiévreuse, ses personnages tous extrêmement attachants avec leurs failles et leurs forces.
Le dernier opus d'Auster frappe aussi grâce au portrait que l'auteur de Moon Palace (Actes Sud 1990, repris en Babel) dessine en creux d'une Amérique souvent réduite à évoluer dans la marge, d'un New York éternel qu'on jurerait encore dans son jus et fonctionnant à deux vitesses. Le tout donnant un cru d'exception à ne surtout pas rater.