Avant, Saul Karoo était vivant. Désormais, il est gros. Il est riche. Il est vieux, ou ne va pas tarder à l'être. Il est aussi en cours de divorce, ce qui est la moindre des choses eu égard à ce qui précède. C'est un mauvais père, un mauvais coup, un mauvais Américain, mais un formidable exécuteur de basses oeuvres cinématographiques. Il s'est voulu écrivain, mais y a renoncé. Il s'est voulu chic type ; cela n'a pas non plus fait long feu. Pas vraiment scénariste, plutôt "script doctor", activité rémunératrice qui consiste pour l'essentiel à abîmer les scénarios des autres. Même l'alcool ne parvient plus à l'enivrer. Et la vie donc, pas davantage. Il faudra pour cela un film surgi des tréfonds du remords et une actrice de seconde zone dont le rire lui rappelle quelque chose...
Steve Tesich non plus, ne devait pas inspirer la félicité. Ce Serbe, né en 1942, arrivé aux Etats-Unis à l'âge de 14 ans, choisit d'abord le sport, la lutte et surtout le cyclisme, comme mode d'intégration. Puis, ce fut la littérature, ou au moins l'écriture. Dramaturge reconnu, il ne tarda pas à exercer ses talents à Hollywood. Il adapta Irving (Le monde selon Garp), écrivit un chef-d'oeuvre pour Arthur Penn (Georgia), et obtint un oscar pour un film de Peter Yates, La bande des quatre. Tesich, très marqué par les événements survenus dans son pays d'origine et l'implication de son pays d'adoption, consacra les dernières années de sa vie (il est mort en 1996, d'une crise cardiaque) à écrire le gros roman férocement drôle et tragique de son rêve américain échoué. Ce livre, publié deux ans après sa disparition, c'est Karoo, du nom de son héros, alter ego fatigué, dépressif, odieux et bouleversant de l'auteur. Ce Karoo-là est à équidistance du Herzog de Bellow, de La conjuration des imbéciles de Kennedy Toole et du Monde de Barney de Richler ; c'est-à-dire au coeur nucléaire de ce que l'Amérique peut nous offrir de mieux en matière de satire et de désespoir. Il n'y aura pas de rédemption, ni vraiment de consolation en ces pages, juste le rire atroce d'un vieil enfant, qui se croit damné, et découvre qu'il ne l'est qu'en tant que fils de son époque. Et que le reste n'est qu'une mauvaise, brillante et bouleversante blague.