Raymond Ruyer (1902-1987) était un philosophe discret. Il se méfiait du monde et le monde le connaissait peu. Il influença Merleau-Ponty, Deleuze, Lacan mais aussi la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist ou celle encore plus extrême de Dominique Venner, qui s’est suicidé il y a quelques mois à Notre-Dame de Paris. Dans son Tableau de la philosophie française (1962), Jean Wahl le présentait comme un Bergson mâtiné de Bachelard, un matérialiste qui avait élargi son champ métaphysique à ce qu’il nommait le néofinalisme : la finalité dans le monde implique-t-elle une finalité du monde ? Dans les années 1970, Les nuisances idéologiques (Calmann-Lévy, 1972), Les cent prochains siècles (Fayard, 1977) et surtout La gnose de Princeton (Fayard, 1974) médiatisèrent, en la réduisant, une pensée complexe qui se situe à l’intersection des sciences et de la métaphysique.
L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux est un inédit, mais pas un fond de tiroir. Raymond Ruyer l’avait écrit au début des années 1980, sans avoir trouvé d’éditeur. A la lecture, on comprend pourquoi… Fabrice Colonna, qui a consacré un ouvrage à Raymond Ruyer (Les Belles Lettres, 2007), parle dans son introduction de « trésor caché », mais c’est surtout la clarté qui se dissimule dans cette réflexion où le meilleur - la modification de notre appréhension du monde par la mécanique quantique et l’embryologie - voisine avec une conception conservatrice du monde. Le Dieu silencieux de Ruyer n’est pas religieux, mais spéculatif. Quant à l’« œuf » primordial d’où serait issu le monde - « la Nature est Dieu » -, il renvoie à sa théologie rationnelle, dans le sillage d’un Leibniz.
Malgré tous les efforts de Fabrice Colonna, par des notes impeccables, le livre risque de ne pas être toujours bien compris. Il baigne dans ses contradictions, il est à la recherche de quelque chose qu’il ne peut dire. Les fulgurances sur la conscience et la matière ne font pas oublier le manque d’esprit critique sur bien d’autres points. Lorsque Ruyer place sur le même plan Le capital et Mein Kampf, lorsqu’il oppose les droits de l’homme à l’embryogenèse sociale, lorsque la Raison lui fait comprendre le racisme et l’eugénisme, lorsqu’il s’inquiète de la colonisation par les « Jaunes et leurs religions athées » ou lorsqu’il évoque la sexualité. « L’homosexualité est bien anormale relativement à la finalité évidente des organes. » On comprend mieux pourquoi le normalien Ruyer appréciait tant les auteurs de space operas. « Les élucubrations des auteurs de science-fiction, qui racontent les luttes des Empires galactiques et extragalactiques, donnent une meilleure idée générale des choses que Hegel, ou saint Augustin, ou Bossuet, ou Marx, aussi "provinciaux" les uns que les autres. » L. L.