Tout commence par une altercation en classe dans les années 1980. Le jeune Saïd Mahrane est traité de "fils de harki" par un jeune Marocain. Son sang ne fait qu'un tour. Il demande à son père, plusieurs fois, ce qu'il faisait pendant la guerre d'Algérie. Finalement, le taiseux parle et avoue : il faisait partie du FLN et transportait de l'argent. Il lui raconte même une course-poursuite avec les policiers sur les toits de Paris. "C'était en 1958 ou en 1959, il ne savait plus." Le fils n'en saura pas davantage. Quelques jours plus tard, son père meurt sans lui avoir révélé le reste.
Le reste, c'est-à-dire cette résistance algérienne à Paris, et plus précisément dans ce vieux quartier kabyle du 3e arrondissement, près des Arts-et-Métiers, rue au Maire, désormais grignoté par la boboïsation générale du Marais. Aujourd'hui grand reporter au Point, Saïd Mahrane a mené l'enquête. Il a recherché les voisins, les amis de son père, tous ceux qui ont pu le connaître et préciser son action au sein du FLN.
En racontant son histoire, il nous offre un livre d'histoire qui nous conduit de Paris à Alger en passant par Gennevilliers. On y apprend beaucoup sur ce "deuxième front", celui des Algériens organisés en wilayas au sein du FLN avec la récolte de l'impôt révolutionnaire ou celui des Français sympathisants comme ceux du réseau Jeanson. On y croise l'historienne Christiane Klapisch-Zuber, qui fut incarcérée à la prison de la Roquette pour avoir prêté son studio à un Algérien, Cécile Decugis, monteuse pour Jean-Luc Godard, qui put compter sur François Truffaut après son incarcération dans le même établissement, Abdel Kader, jeune mécanicien d'Alger qui se retrouve happé par la résistance à Paris, Mohamed Farrah, le père du théâtre algérien engagé, salué par Emmanuel Roblès, ou Ali Haroun, le grand patron du FLN de France.
Ce livre émouvant et juste parle du racisme, de la torture, des ambiguïtés du Parti communiste français, de la déception de ces combattants du "deuxième front", qui virent leur révolution confisquée par les politiciens en Algérie, ou de cet ancien responsable qui lui confie : "C'est la répression française qui a d'abord fait le succès du FLN." On en aura une illustration universitaire dans la thèse d'Emmanuel Blanchard sur La police parisienne et les Algériens (1944-1962), qui vient de paraître aux éditions du Nouveau Monde, où l'on voit se radicaliser les méthodes sous la direction de Maurice Papon.
Pour expliquer sa démarche à un quidam, le journaliste l'envisage comme le fruit d'un appel. "Je lui aurais confié que ce travail s'est tout simplement imposé à moi, que je ne l'ai pas vu venir, pour de vrai, que je ne l'ai jamais envisagé ni même rêvé." Avec ce beau récit, Saïd Mahrane a reconstruit son passé. Il montre qu'on ne fait pas d'Histoire sans s'y intégrer, quelle que soit l'époque.