Quinze ans après le succès de son roman de fantasy métaphysique La horde du contrevent, qui l'a porté au rang d'icône française des littératures de l'imaginaire, Alain Damasio signe avec Les furtifs, son troisième roman, son retour à la science-fiction. L'auteur engagé et polymorphe expose à Livres Hebdo sa vision du secteur de l'anticipation.
Livres Hebdo : Comment expliquez-vous que, quinze ans après sa sortie, votre deuxième roman, La horde du contrevent, se vende de mieux en mieux, avec 40 000 exemplaires écoulés chaque année chez Folio SF ?
Alain Damasio : Après tout ce temps, je suppose que tous les passionnés d'imaginaire l'ont lu, donc je me dis qu'il s'agit forcément d'un nouveau public. Dans les festivals, je vois énormément de jeunes entre 20 et 30 ans qui le considèrent comme un livre de référence. Un des phénomènes évidents qui peut expliquer cette tendance, c'est que le jeu vidéo prépare cette génération à être extrêmement sensible à l'heroic-fantasy et à la SF. Parce que ce sont deux genres majeurs dans ce medium. Par ricochet, les jeunes qui se dirigent vers la littérature vont instinctivement vers ces genres. Plus largement, le cinéma et les séries, deux des plus grands vecteurs de culture pop, s'inspirent énormément de la SF. Donc je trouve normal que nous, les auteurs, en tirions un bénéfice.
La deuxième dimension, c'est que mes textes sont politisés. Ils proposent une vision particulière du monde, ce qui fait que j'attire également un public de jeunes sensibles aux idées de gauche, voire de gauche radicale. Il n'y pas de miracle en réalité. A un moment donné, sans le savoir, j'ai répondu à une attente latente d'un certain public qui attendait une proposition de compréhension du monde, une vision un peu positive de ce qu'on peut y faire. Je le vois bien chez la jeunesse militante : il s'agit d'un public qui a une attente énorme en termes de lecture. Elle a besoin de récits qui font rêver, de mythologies contemporaines, de solutions ou d'utopies qui imaginent des manières de lutter et de résister. J'essaie de développer cet aspect dans Les furtifs et de proposer une lecture de l'époque. J'imagine par exemple un mouvement autonome, la Celeste, qui se réapproprie les toits de la ville par opposition aux sols privatisés. Ses membres se baladent en parapente, en parkour et développent tout un écosystème aérien. J'essaie de donner des pistes, des petites idées, pour que les gamins après s'en saisissent. Parce que - soyons honnêtes ! -, à l'exception des gilets jaunes, la pratique politique est actuellement assez peu créative. La forme manifestation commence à dater. Donc, dans mon roman, j'essaie de semer un peu d'inventivité.
Quelles tendances identifiez-vous dans la SF française ?
A. D. : Si je prends La Volte, même si ce n'est pas forcément grand public, je remarque qu'on se trouve souvent sur le territoire de la soft science-fiction, c'est-à-dire de la SF de sciences humaines, de science molle, plutôt que de la hard SF, qui a longtemps dominé le genre. Maintenant en France, si je me réfère à nos « pères », la génération d'écrivains de SF qui a dix ans de plus que moi comme Pierre Bordage, Ayerdhal (décédé en 2015) ou Serge Lehman, on constate que la littérature est extrêmement corrélée à la sociologie, à la politique, à l'écologie. Et peut-être un peu moins aux vaisseaux spatiaux ou aux robots. Ou bien, si on se réapproprie des sujets techniques comme l'intelligence artificielle, par exemple, ce sera pour manier des notions psychosociales.
Quelle place prend l'écologie dans ce mouvement ?
A. D. : Il y a une sensibilité très forte, même si on ne se trouve pas encore dans le solarpunk (1). Je sens monter un courant qui, plutôt que de se diriger vers le transhumanisme, va s'orienter vers des thématiques environnementalistes, qui se recoupent par ailleurs avec les enjeux de l'extrême-gauche : l'écologie, les ZAD, les créations alternatives, les utopies territorialisées... De ce point de vue, l'avenir de la SF passe, je pense, par la réhybridation du vivant plutôt que par l'hybridation avec les machines, idée qui est en fait un héritage de la civilisation capitaliste.
Maintenant il faut nuancer : le paradigme du cyberpunk, avec ses multinationales tentaculaires, sa société de surveillance et ses interfaces homme-machine est un paradigme encore bien présent, et la SF n'en n'a pas encore vraiment trouvé de nouveau. Comment peut-on le dépasser à un moment où le capitalisme se trouve à un point d'épanouissement absolu ? Il est difficile d'avoir une visée critique en SF en échappant au cyberpunk. Les furtifs essaie de joindre les deux tendances : il tente d'anticiper un retour à l'organique et au vivant dans une société ultralibérale et privatisée à outrance.
Dans ce moment de transformation profonde de la société amené par l'explosion des usages du numérique, la SF serait-elle le genre qui parle le mieux de notre monde ?
A. D. : Je pense en tout cas qu'il y a des données socio-politiques propres à l'époque qui font que c'est un genre extrêmement en phase avec ce qui se produit. Avec l'émergence massive du numérique, notre anthropocène est de fait un technocène. On se trouve dans un monde en permanence en corrélation avec la technologie. Par conséquent les plus aptes à traiter ce rapport de l'homme à la technologie sont sans doute les auteurs de science-fiction. Ce genre est capable d'interroger profondément les altérations que produit dans notre rapport à nous-même, aux autres et au monde, l'émergence et l'importance des nouvelles techniques et de leurs usages. C'est pour moi son intérêt et sa force. Elle permet de montrer les impacts psychologiques, sociologiques, politiques et économiques de ces transformations.
Inversement, la littérature blanche classique, par exemple une histoire d'amour à Saint-Germain-des-Prés, ne peut à mon sens pas vraiment saisir l'époque, ou seulement l'effleurer en incluant deux ou trois tweets dans le récit. Sans comprendre en quoi cela remodèle les échanges et notre appréhension de notre environnement. Lorsque j'étais plus jeune, les plus grandes entreprises étaient Total, Exxon, les pontes des industries pétrolières, ou de l'automobile : Chevrolet, General Motors. Aujourd'hui ce sont les GAFA. C'est ça l'époque. Et pour la dire, la raconter, la SF se trouve la mieux placée. On se trouve en quelque sorte dans un âge d'or au sens où nous, auteurs de SF, sommes dans une situation privilégiée pour parler de l'époque. Parce que les autres littératures reçoivent la vague numérique sans trop comprendre ce qui se passe, alors que nous avons l'habitude d'analyser la façon dont un paradigme technologique va totalement révolutionner un univers : c'est la structure basique de nos romans depuis des décennies.